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La présentation du livre d’Angélique del Rey au Remue-Méninges

“L’école des compétences” : vers une école réduite à une "fabrique de ressources humaines” pour la compétition économique néolibérale ?

vendredi 26 février 2010

Angélique del Rey et Miguel Benasayag ont présenté leurs deux nouveaux livres au Remue-Méninges vendredi 12 février (Voir). Plus de 50 personnes étaient présentes à cette soirée, malgré le très mauvais temps ce soir-là. Nous mettrons en ligne prochainement la présentation du livre de Miguel Benasayag, et un résumé de la discussion. Voici ci-dessous la présentation du livre d’Angélique del Rey, par Florence Dursapt, professeure de philosophie et syndicaliste enseignante, puis Angélique del Rey elle-même, qui a expliqué pourquoi et comment ce livre...

Florence Dursapt
Je vais parler tout de suite de l’objet du livre ; le titre est déjà pas mal parlant : "A l’école des compétences, de l’éducation à la fabrique de l’élève performant".
Ce qu’il faut dire d’abord, c’est que le livre, et c’est ce qui le rend très intéressant, répond à un besoin, un besoin d’enquête qu’Angélique, qui est professeure de philosophie a eu, de mener, à partir de sa pratique de prof de philo, d’enseignante, sur un phénomène qui se développe très fortement - je pense que s’il y a des collègues enseignants, ils le savent aussi -, qui se développe fortement à l’école, c’est à dire l’introduction des compétences, d’une logique de la performance ; on est de plus en plus incité comme enseignant à évaluer nos élèves, à l’intérieur même de la construction de nos apprentissages.
Alors on pourra peut-être en donner quelques exemples, alors peut-être pour préciser d’emblée les choses, là, surtout à St-Etienne, il y a eu de grandes mobilisations des collègues dans les collèges. Dans les collèges, on applique ce qu’on appelle le socle commun de compétences, on pourra peut-être en reparler, qui est issu de ce qu’on appelle la loi Fillon, et qui de façon très officielle, donc très concrètement, met en place finalement cette école des compétences. Donc, il y aurait des exemples à discuter...
Ce que dit Angélique dans ce livre, c’est qu’il y a une logique en fait, qui date d’ailleurs de beaucoup plus longtemps qu’on ne croit - des années 80 -, c’est une logique mondialisée, il y a des exemples pas simplement en France, mais au Québec, en Argentine, un peu partout ; on peut par exemple être assez surpris d’apprendre que cette loi Fillon, qui organise nos enseignements dans les collèges, mais aussi dans les lycées, à l’école primaire, et même il y a des livrets de compétences en maternelle aussi, on peut être assez étonné de voir qu’elle suit des prescriptions qui sont par exemple données par l’Organisation Mondiale du Commerce, donc des grands organismes qui s’occupent plutôt du commerce, ou qu’il y a des recommandations par le Parlement européen, de ce type de logique, où il faut utiliser le capital humain, les connaissances, avec l’objectif finalement d’adapter les hommes, nos élèves, au marché, à l’économie.
Donc si on devait définir un petit peu ce que c’est que cette école des compétences, ce qui serait intéressant c’est d’écouter la première expérience qu’a eue Angélique dans son travail, où elle a découvert la réalité de cette école des compétences, à un moment particulier de sa formation. C’est très parlant. Déjà parce que les profs de philo sont assez peu habitués à ce qu’on leur demande d’avoir des logiques utilitaristes vis à vis de leurs élèves.

Si on devait la décrire, cette logique des compétences, cette école des compétences : il s’agit de faire acquérir non pas des savoirs aux élèves, en vue de leur émancipation - finalement pourquoi on éduque ? On éduque les élèves pour les former, pour leur vie même, entière, pas seulement pour leur vie professionnelle, ce qu’on peut appeler leur émancipation - là, qu’est-ce qu’on nous demande finalement de faire ? D’adapter l’élève au marché, à certains besoins économiques à partir de référentiels de compétences qui seraient définies. Donc ça change la vision qu’on peut avoir de l’éducation.
Par exemple on abandonne à l’école la référence à des programmes de disciplines qui en fait sont là pour construire des savoirs, à travers la rationalité des savoirs. Par exemple en philo, on étudie des notions, tout ça pour construire une culture. Là au fond on va faire plutôt des savoirs transversaux en vue d’acquérir ce que tu as appelé - j’ai trouvé que c’était bien vu - des compétences abstraites. Par exemple : savoir argumenter, ou savoir s’adapter à une situation de débat. Sans plus du tout savoir sur quoi on débat... Ce que quand même par exemple quand même en philo on fait ...
Ce qui est aussi très intéressant dans le livre est : on part de la situation particulière de l’Education, et on en tire les conséquences. Cette logique est rapprochée par Angélique - et c’est aussi l’un des concepts de Miguel -, du bio-pouvoir chez Foucault... Au fond, ce n’est pas un pouvoir qui s’exerce par la souveraineté, c’est à dire l’Etat dit qu’il faut faire telle chose, c’est au fond un pouvoir qui s’exerce sans que les acteurs sachent vraiment trop comment il s’exerce sur eux, qui discipline les corps, qui par les institutions, par des discours un peu idéologiques, va finalement contraindre les individus à agir d’une certaine manière. Il faudrait avoir une discussion sur ce concept, qui permet d’ouvrir vraiment la réflexion...

Alors au delà de ça, sur les conséquences, ça veut dire que, bien sûr la première conséquence c’est que ce n’est plus du tout la même vision de l’éducation. On n’a plus du tout affaire à une éducation qui émancipe l’individu, mais qui l’adapte à une logique de marché, une logique économique...
Il y en a une autre, c’est que finalement, l’éducation ça sert à construire des hommes. Et quel homme finalement on construit construit par ces logiques ? Là aussi, des concepts que tous les deux vous travaillez : un homme sans qualités, c’est à dire un homme qui au fond n’aurait pas des qualités qui lui seraient propres, en tant qu’homme, mais qui serait au fond un homme fait de multiples compétences avec lesquelles il serait adapté à une situation qui est toujours précaire, toujours changeante, ce qui d’ailleurs ne le rendra pas tellement capable de s’adapter à la société ni aux autres, parce que de toutes façons il serait fait pour s’adapter à une société du marché. Donc, ça c’est ce que vous appelez tous les deux "l’homme deterritorialisé"... Et tu poses la thèse d’une école qui est "déterritorialisée".
Donc il ne s’agit pas seulement de réfléchir à l’école, mais au fond à la société et à l’homme qu’on est en train de construire. C’est une question importante l’éducation de ce point de vue là, c’est une question politique.

Alors dernière chose, il y a la question, la dernière qui se pose, des résistances. Là je pense que ça fera débat, parce que moi ça m’a un petit peu titillée, j’avoue, tu poses la thèse qu’on ne fait pas, dans l’école, des résistances à la hauteur de la situation. Alors quand on voit les luttes qu’il y a dans l’éducation, quand on voit toutes les actions qu’il peut y avoir, on se demande pourquoi ? Un des arguments c’est que, si on ne reconnaît pas exactement la logique et toute son extension, si on ne la connaît pas, si on ne la reconnaît pas, ce n’est pas évident par exemple pour des enseignants de reconnaître qu’il ne faut pas peut-être transmettre simplement des compétences, parce qu’un enseignant, il cherche quand même à faire réussir ses élèves, à ce que les élèves s’adaptent à la société... Donc c’est vrai qu’il y a peut-être une difficulté derrière ce terme de "compétences", qui fait que les résistances sont difficiles peut-être à correctement mettre en place et puis aussi parce qu’il n’y a pas une pleine connaissance... Il faudrait peut-être que tu reviennes sur le sens de "connaître c’est agir", on ne peut pas agir sans connaître...
Donc ce serait intéressant de parler des résistances, comment vous les voyez, notamment à l’école...

Angélique del Rey
Effectivement, je vais vous parler de ce qui m’a amené à écrire ce livre. Juste pour introduire le fait qu’on va présenter chacun avec Miguel Benasayag notre livre - on a écrit deux livres, moi sur l’école et Miguel sur l’organisme, sur la notion d’organisme, et est-ce que l’organisme peut être totalement créé, refait, artificiellement créé ?... En réalité si on les présente ensemble, c’"est parce qu’ils ont fondamentalement quelque chose de commun.
Moi j’ai vu dans l’école des compétences une école qui a tendance à attaquer finalement la logique organique de l’enseignement, et du système éducatif. C’est à dire quelque chose qui effectivement désorganise un système vivant, qui pense qu’on peut transmettre par accumulation de compétences, qu’on peut fabriquer de la transmission par accumulation de compétences, qu’on peut fabriquer des hommes par accumulation de compétences... Donc au fond, ce que j’ai vu dans "l’école des compétences", c’est une véritable attaque contre la vie, au sens où la vie ce n’est pas seulement la vie des organismes mais c’est aussi la vie d’un système, c’est aussi la vie d’une transmission, c’est toute une logique en fait, c’est une logique du rapport entre le tout et les parties. Et cette logique là, elle est profondément attaquée par la logique des compétences qui voudrait qu’on fabrique un tout en accumulant des parties...

Alors les compétences c’est une notion qui je pense parle à tout le monde dans le sens où elle est vraiment partout dans la société, pas seulement dans l’école mais aussi dans le monde du travail... Elle a d’ailleurs à voir avec la cassure de la séparation entre l’école et le monde du travail, et la création d’une continuité entre les deux. Aller à l’école c’est accumuler des compétences, de même que travailler c’est accumuler des compétences, finalement c’est être employé sur ses compétences.
Moi, comment je l’ai découverte cette école ? C’est vrai qu’en philosophie on n’est pas du tout dans cette logique là, et c’est l’endroit où j’enseigne qui me l’a faite connaître. Parce que j’enseigne dans un hôpital pour adolescents, donc un endroit où il y a à la fois une école - une école dans l’hôpital - et donc mon poste est un poste qu’on appelle spécialisé. J’enseigne auprès d’un public qu’on dit handicapé. En réalité ce sont des adolescents malades pour différentes pathologies aussi bien physiques que psychiques, mais disons que pour l’Education Nationale c’était un poste "devant des handicapés", donc j’ai du suivre une formation et c’est comme ça que j’ai découvert l’approche par compétences. Dont on nous disait qu’elle venait du Québec, où là-bas ils n’enseignaient plus des disciplines, mais ils enseignent des compétences : ils enseignent à "être capables de", et donc il y a des listes ... de ce dont il faut être capable. Et en réalité j’ai vraiment compris ce que c’était dans la pratique, puisque j’ai eu la visite de mon formateur, qui m’a fait comprendre par son évaluation ce que c’était. Et comment moi j’étais dans une logique totalement opposée à celle-ci. Je vais vous raconter l’anecdote qui m’en a fait prendre conscience, et d’où je suis partie...

J’étais en train de faire un débat avec mes élèves sur la religion, nous on a comme thème la religion, au programme. Ce n’est pas très facile de faire en sorte qu’on arrive à transmettre une réflexion sur ce thème. Donc, faire un débat, pour un enseignant de philo, c’est toute une préparation... Et bon, disons que du point de vue de la logique de la transmission, j’étais assez contente du travail auquel on était parvenu. Alors, lui, il me prend après et puis il me dit : "bon, écoutez, j’ai trouvé que c’était intéressant, parce que vous avez visiblement permis de développer le désir et l’envie d’apprendre, mais j’aimerais savoir à quoi d’autre a servi ce débat ?" Alors j’essaie de lui expliquer, justement, comment ça a permis de réfléchir concrètement, situationnellement à la religion, dans cette classe... Et là, il m’arrête tout de suite et il me dit : "non, ça c’est pour vous. Mais pour eux, à quoi ça leur a servi ? " Et je ne vois vraiment pas, et alors là il commence à me sortir une liste. Par exemple, il me dit : "regardez cet élève, il n’a pas beaucoup pris la parole. Lui ça aurait pu lui servir à prendre la parole en public, participer à un débat. Cet autre là - c’était un élève qui avait beaucoup participé, lui, par contre - mais il a du mal à maîtriser ses émotions. Vous auriez pu l’aider à gérer son stress de façon constructive...". Alors là je lui dis : "mais ce n’est pas de la philo ce que vous me dites, c’est autre chose". Il me dit : "oui, c’est vrai que les professeurs de philosophie ont du mal à être utiles à la réussite de leurs élèves". Ah... Il y avait une réussite, visiblement, définie en dehors de l’acte même de philosopher auquel je m’étais jusqu’ici on va dire consacrée...

Et c’est là que j’ai découvert que la liste des compétences qu’il m’avait donnée, elle figurait dans le socle de connaissances et de compétences qu’on avait voté donc en 2006 en France, qui était devenu un texte réglementaire, avec 7 compétences clés, elles-mêmes classées selon 3 choses : connaissances, aptitudes ou capacités, et attitudes. Et alors dans les attitudes, on trouvait, effectivement, "le désir et l’envie d’apprendre", par exemple, on trouvait "aimer les sonorités de la langue", on trouvait "s’investir dans un projet politique"... Mais tout ça d’une manière complètement abstraite, c’est ça qui me choquait, enfin il y avait deux choses qui me choquaient : d’abord d’une manière complètement abstraite c’est à dire ça semblait être quelle que soit la situation, quelle que soit la discipline, quel que soit l’objet sur lequel ça porte, et puis une autre chose qui m’a un petit peu choquée, c’est que : comme si aimer, vouloir, désirer, c’est des choses qu’on pouvait forcer quelqu’un à adopter. Il y avait quelque chose, là, une logique qui me semblait finalement aller contre celle de la liberté. Vous ne pouvez pas forcer quelqu’un à aimer, vous pouvez effectivement peut-être forcer quelqu’un à rendre un exercice scolaire, mais à aimer, non, ce n’est pas possible.
Et c’est là que j’ai trouvé que le socle de connaissances et de compétences, qui prétend justement être un socle qui aide à démocratiser l’école, parce que ça permet que chacun, finalement, ait un bagage, minimal, qui lui permet ensuite de réussir sa vie en société, etc, c’était lui-même l’application, quasiment à la lettre, de recommandations européennes, issues du sommet de Lisbonne, dans lequel on trouve 8 compétences clés, en gros c’est les mêmes, et c’est la même classification entre connaissances, alors c’est pas “capacités” c’est “aptitudes”, c’est pas “attitudes”, c’est “savoir être”, quelque chose comme ça ... mais enfin c’est la même chose. Et là, par contre, la justification qui est donnée par ces recommandations, qui s’intitulent "recommandations sur les compétences clés à la formation tout au long de la vie", ce n’est pas du tout la démocratisation de l’école, ce n’est pas premièrement la démocratisation de l’école, c’est le fait que l’Europe a tout intérêt à investir sur la ressource humaine, parce que ça va la rendre compétitive, disent les recommandations européennes. Voilà.

Ensuite, donc, je me dis : il faut que je comprenne d’où vient cette chose, parce que visiblement il y a quelque chose qui ne se résume pas à une situation particulière, comme la mienne, même pas comme celle des enseignants puisqu’en l’occurence il y a beaucoup d’enseignants qui aujourd’hui sont forcés de travailler avec les compétences, mais c’est même pas celle de la France, mais c’est même pas celle de l’Europe : je découvre qu’en réalité c’est celle du monde entier. En fait l’approche par compétences, c’est une approche qui est aujourd’hui en train de s’introduire dans tous les systèmes éducatifs du monde, des organisations internationales comme l’OMC, comme l’OCDE, ont travaillé pour diffuser ce concept, et en particulier l’OCDE a lancé en 1997 un programme qui s’appelle "sélection des compétences clés", qui a abouti à une nouvelle façon d’évaluer les systèmes scolaires et de les classer, vous savez, on connaît ces classifications internationales des systèmes scolaires, en fait elles sont basées sur cette fameuse sélection des compétences clés, dans lesquelles on dit qu’en gros les "compétences clés à réussir dans la vie" c’est d’une part la communication - en fait c’est “inter-agir dans des groupes variés” -, les technologies de l’information et de la communication, et puis "apprendre à apprendre". Alors bon, je me demande un petit peu pourquoi, et puis qu’est-ce qu’il y a là, comme compétences qui auraient un rapport avec la réussite dans la vie, et je découvre qu’effectivement, le récit est le suivant...
Nous vivons dans une société qu’on baptise "cognitive", une société dans laquelle il faut investir sur le "capital cognitif". Cette société, elle est cognitive parce que les changements technologiques sont partout, sont omniprésents, et donc il y a deux choses en fait : il faut investir sur le capital cognitif pour à la fois la compétitivité des entreprises et à la fois la productivité des Etats, mais à la fois les individus, pour réussir dans la vie, doivent pouvoir s’adapter, innover en permanence, donc apprendre non pas des choses, mais apprendre à apprendre en permanence de nouvelles choses, oublier ce qu’ils savent et apprendre en permanence de nouvelles choses. Parce que le monde change, parce que les changements technologiques sont tels que, aujourd’hui savoir des choses ça ne sert plus à rien, aujourd’hui il faut apprendre à apprendre de nouvelles choses en permanence... Donc "l’innovation" c’est le mot clé derrière lequel les compétences sont à la fois ce sur quoi les entreprises et les Etats doivent investir, mais à la fois ce sur quoi chaque individu doit investir lui-même pour réussir sa vie.
Alors là je comprends que derrière le mot compétences, on n’a pas le sens du langage courant. C’est à dire, moi on m’aurait dit "compétences" avant cette découverte, je me serais dit : eh bien oui, évidemment je veux que mes élèves apprennent des choses, sachent faire des choses, acquièrent des savoirs faire, des habiletés, bien sûr. Mais en réalité ce n’est pas ça qu’il y a derrière le mot de compétences : il y a un véritable modèle d’homme et de son éducation. Alors je vais essayer de vous en donner quelques points - on va retrouver ce que tu disais tout à l’heure - pour qu’on puisse sur cette base là discuter...

Alors d’abord, il y a une nouvelle vision de l’éducation, qui n’est pas humaniste ; comme tu le disais tout à l’heure la vision avec laquelle nous, classiquement, on travaille, les enseignants français de manière générale, c’est une vision dans laquelle on éduque un homme pour qu’il soit citoyen, pour qu’il transforme sa société, là ce n’est pas du tout la vision qui est celle de l’éducation. C’est une vision au contraire utilitariste d’un homme individu avant tout, en compétition avec ses semblables pour une place dans la société. Et un homme pour qui son "capital cognitif" est son meilleur investissement. C’est à dire qu’en allant à l’école, qu’est-ce qu’il fait ? Il investit sur son capital cognitif, il le valorise. Et du coup, en valorisant son capital, eh bien il peut en tirer un profit. Et il attend un retour sur investissement. Et grâce à ça, il va réussir sa vie. C’est ça en fait l’idée de base qu’il y a derrière l’approche par compétences de l’éducation. La première occurence, on la trouve dans l’économie de l’éducation, qui est née après guerre, dans laquelle on va avoir cette idée que nous avons aussi un capital - il n’y a pas que le capital et le travail, il y a aussi le capital humain. Et le capital humain, c’est quoi ? c’est le capital cognitif. Et le capital cognitif, c’est quoi ? C’est la somme de compétences sur laquelle chacun va pouvoir investir pour réussir sa vie, mais sur laquelle aussi les entreprises et les Etats vont pouvoir investir pour être plus productifs. Impératif de productivité...

Deuxième chose qui découle en fait de cette vision : ce qu’on appelle avec Miguel - on a fait un livre qui s’appelle "éloge du conflit" - un refoulement des conflits. Les compétences sont nées de l’idée que, en gros, nous avons tous le même intérêt à la productivité du pays et à la compétitivité des entreprises. Une espèce de merveilleuse synthèse entre la productivité, la croissance et l’épanouissement personnel, puisque plus une entreprise est productive, plus un Etat est productif, plus l’individu s’épanouit parce que lui il investit sur ses compétences et lui-même il participe à la productivité. D’où toute une logique de participation, de compromis, d’aplanissement des conflits, qu’on trouve d’ailleurs, je ne sais pas si certains d’entre vous connaissent la chose, quand au début des années 60 va naître tout le débat sur la formation continue. C’est à dire cette idée qu’en se formant, qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien à la fois on aide à la productivité, parce qu’on apporte des compétences, mais à la fois on investit sur son propre capital cognitif et donc on devient plus profitable, et pour soi-même également.
Cette idée aussi de mobilisation des travailleurs, c’est à dire que comme le disait l’un des promoteurs des compétences en France en 1958, la compétence est - c’est vraiment la bonne définition - est "la conjonction heureuse des connaissances, des aptitudes, et de la bonne volonté". On retrouve ça aussi dans ce qu’en tant qu’enseignants on nous incite à faire aussi auprès de nos élèves. Ce n’est pas seulement leur apporter des connaissances, pas seulement leur apporter des savoir-faire, c’est aussi exiger d’eux qu’ils s’investissent et qu’ils mettent de la bonne volonté. Ce sont les fameux “savoir-être” du nouveau management que l’on va retrouver finalement dans les attitudes du socle commun : il faut aimer, il faut vouloir, il faut s’engager. Quel que soit le projet, d’ailleurs : l’abstraction est derrière, il faut s’engager dans l’abstrait. Il faut être quelqu’un qui est capable de s’engager tout le temps, d’être tout le temps là, tout le temps présent, tout le temps volontaire, tout le temps mobilisé. Mobilisé en permanence...

Troisième élément que l’on trouve derrière cette vision : la normalisation. C’est à dire effectivement, moi je me rendais bien compte, dans ce débat que je vous racontais, que les compétences dont on me disait qu’il fallait que mes élèves les acquièrent, c’était juste une volonté de les normaliser. Parce que s’il y en a un qui ne prend pas la parole, c’est peut-être qu’il a une histoire particulière qui fait qu’il ne peut pas trop prendre la parole, ou alors tout simplement qu’il n’a pas envie de la prendre aujourd’hui, qu’il n’est pas investi ce jour là, etc... Or, IL FAUT - c’est à dire c’est la norme - quelle que soit la situation, il faut prendre la parole. Et les compétences-clés, c’est quoi ? eh bien justement, ce sont les compétences qu’IL FAUT avoir. Et à partir du moment où on les définit mondialement, ça veut dire que mondialement on est dans une logique de normalisation, à la fois de ce qu’il faut savoir, mais aussi de manière générale, de comment il faut être. C’est à dire c’est une normalisation comportementale : comment il faut se comporter en fait. A l’école aujourd’hui, ce qu’on est amené à faire, c’est à répondre à cette exigence de normalisation comportementale des élèves. Et les normes, c’est ce que disait Michel Foucault : ce n’est pas des lois. La règle n’est pas extérieure. La loi, elle impose des règles qui sont extérieures aux individus. La norme, c’est la règle qu’on s’impose progressivement à soi même, c’est ça l’idée de la norme. Et on va voir associée effectivement à l’approche par compétences cette idée d’auto-évaluation : il faut que peu à peu l’élève apprenne à s’auto-évaluer, donc à se mettre aux normes, et, à lui-même, à se refuser tout écart par rapport à la norme. Il doit acquiescer à la norme en permanence. Et donc, s’auto-évaluer. Nous on a comme exigence d’introduire des "portefeuilles de compétences" dans lesquels progressivement les élèves remplissent jour après jour l’état d’acquisition de leurs compétences, et donc forcément au bout d’un moment il n’y a plus d’écart entre ce qu’ils sont et ce qu’ils doivent être. L’idée c’est de faire en sorte qu’ils intériorisent la norme ; ça renvoie à ce que Michel Foucault appelait le biopouvoir, c’est à dire un nouveau principe de gouvernementalité qui repose sur une fausse ouverture : c’est à dire qu’on a l’air de laisser un peu les gens libres mais en réalité c’est parce qu’on les amène progressivement à coller à la norme. Donc c’est par eux-mêmes qu’ils se normalisent, qu’ils collent à ce qu’il faut être.

Et puis, 4ème point, j’en ai parlé un petit peu tout à l’heure, on a derrière ce nouveau modèle d’éducation un modèle de société en permanente mobilité. C’est la "société cognitive", ou encore "l’économie cognitive" - on dit l’un ou l’autre - on voit bien d’ailleurs que la société c’est l’économie. Ce qui ne veut pas dire qu’on sait de plus en plus de choses, mais ce qui veut dire que la compétitivité des entreprises et la productivité des Etats est fonction de l’investissement sur le capital cognitif, donc sur la somme des compétences. Donc l’idée, c’est que les changements technologiques sont permanents, qu’il faut essentiellement apprendre à apprendre et apprendre à innover, pour s’adapter à un environnement instable et changeant. Et l’élite intellectuelle aujourd’hui, elle est conçue comme ça.
Le problème d’ailleurs, c’est que c’est aussi bien chez les gens de gauche que chez les gens de droite qu’on trouve ce discours : il y a une pensée unique. Je pense à un livre de Christian Baudelot et Establet, qui sont des gens qui sont à gauche, et qui avaient dans les années 70 écrit vraiment un brûlot sur l’école capitaliste en France... Alors eux, ils ont fait une analyse du système d’évaluation internationale - qui s’appelle PISA - des systèmes scolaires, pour montrer que la France, du point de vue de cette évaluation, est trop élitiste - donc encore une fois on a un point de vue de gauche - sauf qu’en réalité ils collent au discours. Puisque l’élite, c’est quoi ? Eh bien c’est effectivement celle qui apprend à apprendre, qui innove, et qui sait répondre en permanence à des situations complexes. Donc le problème c’est qu’on a un discours qui fait tellement corps dans les corps et qui fait tellement corps dans les métiers qu’on a l’impression qu’il n’y a plus la possibilité de penser autrement, aujourd’hui. Or, en l’occurence, quand on regarde cette idéologie, ce récit de la société en permanente mobilité, le problème est que tous les savoirs qui impliquent la continuité, et la longue durée, soit ils sont marginalisés, soit ils sont recyclés. Et en l’occurence, c’est ce qui arrive à la philosophie par exemple : la philosophie, ça peut servir à ce que vous preniez la parole dans un débat, bon, c’est déjà bien, mais sinon c’est marginalisé. Il y a l’histoire aussi, alors l’histoire c’est vraiment l’exemple type. Je me souviens d’un Libération, un "Libé des historiens", dans lequel il y avait un gros gros article qui disait : l’histoire ça sert aussi à quelque chose. Et dedans, une professeure d’histoire médiévale d’une université disait : écoutez, on voit que beaucoup d’étudiants qui sortent avec des DEA d’histoire, des thèses d’histoire, ont plein de compétences... ils peuvent devenir par exemple DRH, elle racontait... et d’ailleurs les recruteurs disent que les historiens ont des compétences très intéressantes, le problème c’est qu’ils ne savent pas trop les valoriser. Ils ont un progrès à faire de ce côté là, mais bon... Autrement dit, elle était en train de nous dire qu’on pouvait recycler l’histoire. Du point de vue de la mobilité, c’est vrai qu’un historien doit savoir s’adapter d’une certaine façon, mais ce n’est pas l’histoire qui est intéressante de ce point de vue là, c’est les capacités qu’elle donne. C’est une instrumentalisation de l’histoire.

Et puis, dernier point, effectivement, "l’homme sans qualités". Eduquer par compétences, c’est penser qu’on a face à soi des élèves sans qualités, des ardoises,ilssonttous pareils,on ne prend pas en compte leurs affinités électives, leurs qualités, leurs déterminations particulières, et on colle dessus les bonnes compétences. Voilà, c’est ça qu’on doit faire... Et d’ailleurs les bonnes compétences, c’est aussi des savoirs déterritorialisés : c’est le fameux anglais, le globish, qu’on va fabriquer pour qu’il puisse servir dans toute situation, c’est un anglais déterritorialisé, un anglais de nulle part, parce qu’un anglais de quelque part ça ne sert à rien, et on voit bien que cet élève ou cet homme sans qualités, il est défini essentiellement par le manque : positivement il n’est pas pris en compte. Il manque de ... compétences. Il faut les lui donner, c’est le manque qui le définit. Il n’y a pas de prise en compte des êtres tels qu’ils sont.

Alors, étant donné le modèle, je me suis demandé effectivement dans mon livre : que lui opposer ? Il y a là une pensée unique, quelque chose qui a tendance à s’imposer à nous de façon globale. Et s’imposer à nous d’ailleurs aussi parce que nous sommes dans une pensée de l’efficacité et que cette pensée nous travaille, alors même que nous sommes critiques, mais elle nous travaille : nous nous disons, en tant qu’enseignants : à quoi ça sert, est-ce que je suis bien efficace, est-ce que mes élèves vont trouver un métier plus tard, c’est à dire nous sommes travaillés par cette question de l’efficacité, et donc comment faire pour défendre un autre modèle, y a-t-il un autre modèle, y a-t-il une autre façon d’être, y a-t-il une place pour une autre façon d’enseigner aujourd’hui, à l’heure de l’homme économique ?

Alors, j’ai essayé de dégager les principes d’une autre vision. C’est pour la réflexion, c’est complètement ouvert au débat... Je vais essayer de vous en donner quelques points, comme j’ai fait pour le modèle d’éducation... pour la pensée unique.

1er point : “la société c’est tout le monde”. C’est à dire, ce n’est pas du tout le cas de l’école par compétences, qui au contraire va s’imposer : si vous n’avez pas les bonnes compétences, vous êtes hors de la société, sous peine d’être marginalisés, c’est comme ça que le socle est intitulé : voici les compétences qu’il faut faire acquérir aux élèves sous peine de marginalisation. Si vous avez les bonnes vous êtes dedans, si vous n’avez pas les bonnes, vous êtes dehors. Donc il y a : dans la société, et hors de la société. Travailler avec l’idée que “la société c’est tout le monde”, il n’y a pas un dedans et un dehors, on apprend à faire avec chacun tel qu’il est, avec ses forces, et avec ses faiblesses. Alors j’ai pensé : à l’endroit où je travaille, il se trouve qu’on a beaucoup d’élèves qui sont malades, ou qui sont en marge, ou qui ont des problèmes psychiatriques...etc. Et en fait, ça fait 40 ans que le centre existe et j’ai des collègues qui sont là depuis 40 ans, on va dire que 80% de notre travail consiste en gros à lâcher prise. C’est à dire à lâcher prise avec cette idée qu’il faut que tout le monde soit pareil, et à permettre que, oui, quand il y en a un par exemple qui est sous médicament et qui est complètement comme ça, eh bien il s’allonge sur sa table, et il attend la fin du cours, et ce n’est pas bien grave... on fait avec, c’est à dire : on a beaucoup à désapprendre, en fait, de notre métier. Et ce que je me disais : c’est marrant parce que ces 80% de notre travail, non seulement on n’en parle jamais, mais on n’oserait même pas le défendre. C’est à dire que quand, au contraire, les inspecteurs de l’Education spécialisée viennent chez nous pour nous inspecter ou nous expliquer comment il faut travailler, ce travail là, ils le disqualifient, mais en plus il n’y a visiblement pas de place pour qu’on puisse le revendiquer. Dire : voilà, il se trouve que cela fait partie du travail, faire avec la situation, faire avec les êtres tels qu’ils sont, apprendre à respecter ... La société c’est tout le monde... apprendre à respecter les différences, et les conflits...

Et ça c’est le deuxième point, parce qu’il me semble que dans cette vision, il y a aussi un travail à faire sur les conflits : comment on fait avec le négatif ? Parce que les compétences, le modèle des compétences, c’est : tout est positif. L’individu est censé être mobilisé en permanence, il est censé accumuler des compétences positives, sa vie est comme une échelle qu’il gravit vers le mieux, et en réalité on sait tous très bien que, d’abord ce n’est pas comme ça dans la vie, mais dans les écoles c’est encore moins comme ça. Il y a la violence, il y a l’ennui, il y a le clientélisme... Et comment est-ce qu’on fait avec le conflit ? Il faut apprendre à travailler avec le conflit, et à ne pas le refouler, à pouvoir aussi accepter une part de négatif.
Je me souviens d’un livre très très bien qui était sorti il y a un certain temps déjà, d’une professeure de philosophie, Carole Diamant, qui s’appelait "Ecole, terrain miné". Et elle racontait comment - donc elle enseignait dans des classes de confession majoritairement musulmane - et elle disait : face au rationalisme philosophique, face au rationalisme occidental, de plus en plus il y a un refus. Et elle disait : le problème c’est que si on se braque au lieu d’écouter ce refus, c’est perdu d’avance. Peut-être qu’on pourrait - et c’est ce qu’elle essayait de faire et ce qu’elle racontait - justement en profiter pour se poser la question : mais oui, au fait, le rationalisme occidental, là il rencontre ses limites, c’est à dire : il a besoin de se repenser, il a besoin de se renouveler, il y a un défi ici. Et ce défi, à partir du moment où on l’accepte, ça veut dire qu’on considère que les élèves, ce n’est pas juste des gens qui ne devraient pas exister tels qu’ils sont, mais on considère qu’ils participent à une situation de réflexion et de création. On a besoin de recréer là une philosophie, situationnellement.

Alors, effectivement, 3ème principe : je pense que les défis éducatifs sont toujours situationnels. C’est aussi un principe que j’ai essayé de développer, que le monde est ici, dans la situation d’éducation. Parce que le grand truc de l’école des compétences c’est que le monde est ailleurs : on prépare nos élèves, on les arme. Ils vont sortir avec des armes, et puis ils vont affronter le monde, et il faut qu’on leur ait donné les bonnes armes. Et ces armes, ce sont les compétences. Mais le monde, il est défini ailleurs, les compétences sont définies ailleurs, comme si ce qu’on vivait ici, la situation qu’on a face à nous, ce n’était pas le monde, ce n’était pas la vie.
Alors, voilà : comment est-ce que je fais ici, étant donnés les comportements, étant donnée la situation, le quartier, l’environnement, est-ce que c’est un environnement pauvre ? Est-ce que c’est un environnement riche ? Comment sont les élèves ? C’est à dire : le monde se reflète dans ma situation, en réalité. Et si je travaille sur ce monde-là, alors je vais peut-être pouvoir développer un enseignement qui sera plus concret, qui sera plus en rapport avec le territoire...

Donc, le 4ème principe que j’essaie de développer : re-territorialiser l’enseignement. Parce que, avec l’école des compétences, on a tendance à être dans un enseignement complètement dé-territorialisé. D’abord on considère que l’homme, il n’appartient à aucun territoire, il est de nulle part, il est partout pareil, c’est “l’homme sans qualités”, et puis on lui enseigne des choses, à priori dé-territorialisées. Le problème c’est que, à partir de là, on n’a aucune chance de faire du lien entre les individus eux-mêmes, on n’a aucune chance de faire du lien aussi avec le passé, on n’a aucune chance pour transmettre, en fait. Parce que pour transmettre - on dit parfois que les savoirs manquent de sens, qu’on a du mal à redonner du sens aux savoirs à l’école - mais en fait le sens, ce n’est pas une construction de l’esprit, le sens, c’est quelque chose qui émerge justement d’une situation dans laquelle "ça va faire sens". Et alors, comment est-ce qu’on peut, justement, en s’appuyant sur à la fois les affinités électives, les qualités, les tropismes, les différences des élèves, mais à la fois sur les territoires, leurs particularités..., pour précisément permettre que le sens émerge, que le sens des enseignements émerge, que le sens de l’histoire émerge, que le sens des langues émerge, que le sens de la philosophie émerge, que les savoir-faire s’inscrivent dans une continuité, dans un territoire. C’est à dire, là il me semble qu’il y a un principe d’approfondissement du territoire qui s’oppose complètement à cette idée d’une éducation dé-territorialisée dans laquelle on va traiter les hommes comme des hommes sans qualités et on va leur coller des savoirs dé-territorialisés, et des comportements dé-territorialisés, on va leur faire aimer quelque soit ce qu’ils aiment, on va leur faire détester quelque soit ce qu’ils détestent, on va les faire vouloir quelque soit ce qu’ils veulent...

Et enfin je pense que nous avons tout intérêt à défendre l’idée que, oui, éduquer c’est transmettre, c’est créer un lien avec le passé, c’est permettre que la culture se déploie, et la culture c’est le lien entre la culture du passé, la culture du présent et la culture de l’avenir, c’est à dire c’est la transmission... Chose qui n’implique pas que les formes de la transmission soient figées, et là malheureusement je pense qu’en particulier dans l’école on a un débat un peu figé sur la transmission, parce qu’on va séparer une école de la transmission dont on va dire que c’est l’école du maître sur son estrade qui impose un savoir d’en haut à une classe considérée comme passive, etc.. alors qu’en face, il y a l’apprentissage de compétences utiles à chacun, l’individualisation de l’enseignement qui permet justement qu’on s’occupe de "la réussite" des élèves comme disait mon formateur : vous ne vous occupez pas de la réussite de vos élèves. Sous entendu : vous êtes sur l’estrade, et vous vous occupez de vos savoirs qui viennent de Platon, et vous leur imposez quelque chose qui n’a rien à voir avec leur vie. Je pense que là, c’est complètement figé comme débat, ce n’est pas comme ça que les choses se séparent. C’est à dire : apprendre ça ne veut rien dire si c’est purement un processus individualisé de quelqu’un qu’en plus on normalise. C’est à dire à qui on apprend à s’adapter aux comportements normatifs. Mais d’un autre côté, transmettre ça ne veut rien dire si ce n’est pas ré-inventer les formes de la transmission. Transmettre ça veut dire ré-actualiser des savoirs, ré-actualiser des savoir-faire et des valeurs, et permettre par là-même aux individus de se construire. De se construire dans un ensemble, de se construire dans une situation, dans un territoire en rapport avec les autres, etc...

Et c’est là que j’en arrive à la logique "organique", et je vais passer la parole à Miguel pour qu’il développe effectivement la différence entre organismes et artéfacts : pour moi, en fait, ce qui sépare les eaux, ce n’est pas le débat figé dont je vous avais parlé : une éducation pragmatique d’un côté, qui donne des choses utiles etc... et puis une autre qui appartient au passé et qui en reste à des formes figées. Pour moi, en fait, là il s’agit vraiment d’une éducation organique, qui adopte une logique organique, une logique dans laquelle il s’agit de faire revivre, une logique dans laquelle on ne peut pas tout maîtriser par des techniques, dans laquelle on considère que toute totalité implique justement des éléments différenciés, et donc pas "tous pareils", mais aussi où on respecte... : dans tout organisme il y a ce que le philosophe Spinoza appelle une partie intensive. Un organisme n’est pas simplement ses parties extensives, c’est à dire ses parties qui le composent et qui ont un lieu dans l’espace, qui ont une extension dans l’espace. C’est aussi une partie qui va unifier l’organisme de l’intérieur - d’où le mot intensif - mais sans être nulle part, sans être dans aucune partie. C’est à dire qu’un organisme peut tout à fait changer toutes ses parties et rester le même parce qu’il a conservé justement sa partie intensive, celle qui l’unifie, qui l’unifie de l’intérieur. Et c’est ce qui va faire justement qu’il y aura une continuité dans le changement. Alors pourquoi je vous parle de ça à propos de la transmission ? Parce que pour moi c’est ça la transmission. C’est à dire c’est ce qui va faire qu’il y aura une continuité dans le changement humain, qu’il y aura une continuité dans la culture, mais qu’à la fois il y aura une culture commune, qu’il y aura une humanité justement. Et ça ça ne peut pas se réduire à un ensemble de compétences, c’est à dire finalement de parties extensives qui seraient ce qui fait la culture. On a par exemple “la compétence humaniste”. Eh non... La compétence humaniste, ça n’existe pas. L’humanisme, c’est justement ce qui unifie une culture de l’intérieur. Ce n’est pas un ensemble de compétences qui feraient comme ça l’humanisme par somme de parties. Donc il me semble qu’en réalité, là il y a vraiment deux logiques. Il y a une logique instrumentale et artéfactuelle, ou artificielle. Et que ce que nous avons aujourd’hui à défendre, dans toutes ses dimensions, c’est la logique organique.

Le livre d’Angélique Del Rey est disponible à la librairie Lune et l’Autre
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