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Pierre Besse, agriculteur :

Les AMAP et leurs réseaux, outils de transformation sociale et lieux d’émergence d’une nouvelle pratique politique

vendredi 18 mars 2011

Ce texte est l’intervention de Pierre Besse aux Rencontres d’automne du réseau Ecobâtir, à Villeurbanne, le 6 novembre 2009.
Pierre Besse y était intervenu sur « Le réseau comme outil social, efficace et convivial de transformation de soi et de la société », en s’appuyant sur son expérience des AMAP... ou "comment la société civile, “3ème pouvoir” peut intervenir et changer la politique"...
Ce texte est publié sur le site d’ "URGENCI : des citoyens impliqués dans les CSA, teikei, ASC, AMAP et des initiatives similaires..." à cette adresse : http://blog.urgenci.net/?p=292

I - Etat des lieux

1- L’expérience

Les AMAP n’ont certes pas l’exclusivité de l’échange direct de produits alimentaires entre producteurs et consommateurs : avant elles, autour d’elles et dans leur sillage, de nombreuses formes de commerce existent et ont existé, qu’on peut ranger sommairement sous l’étiquette circuits courts et locaux. Il y a là des petites entreprises commerciales classiques, des coopératives de consommateurs, des groupements de producteurs gérant une tournée de livraison ou un point de vente collectif, etc. Mais les AMAP se différencient nettement par leur concept, compris de manière relativement homogène, en dépit de variations locales. Pour le réseau Midi-Pyrénées, il consiste dans une démarche collective des consommateurs vers le producteur, avec ce discours :
 « Nous comptons sur toi pour produire les aliments dont nous avons besoin pour vivre, éprouver du plaisir à manger et rester en bonne santé. Nous nous engageons à acheter ta récolte (en partie ou en totalité), et nous la paierons le prix suffisant pour t’assurer une revenu digne, garant de ta permanence comme producteur ».  

Ce contrat manifeste clairement le refus du consommateur de céder à la fatalité historique de la liquidation de la paysannerie et de l’industrialisation de la production, avec toutes leurs conséquences. Une cause essentielle de cette évolution historique, peut-être la première, est reconnue comme un prix d’achat trop bas consenti au producteur.
Le contrat exprime sans ambiguïté la reconnaissance, dans tous les sens du terme, du mangeur envers le producteur. Il s’accompagne de contraintes, voire de sacrifices : je ne choisis pas le contenu du panier, je n’ai pas de garantie sur la quantité de produits livrés, je règle à l’avance y compris pour les périodes de congés, je m’engage à rester solidaire en cas de coup dur, etc. Et je fais confiance au producteur qui devra tout mettre en oeuvre pour produire suffisamment, respecter les clauses écologiques au niveau des techniques de production, évaluer correctement son potentiel de production et le prix du produit.

La solidité de ce lien est fondée sur plusieurs choses :
- une connaissance mutuelle suffisante, c’est-à-dire la visite de la ferme par tous les consommateurs, et un échange suffisamment dense d’informations entre les partenaires.
- la transmission directe d’expérience par le réseau, qui permet de poser clairement les enjeux du partenariat, de gagner du temps dans la construction de la relation et de dépasser plus facilement certains obstacles.
- l’intégration du producteur dans le groupe des producteurs du réseau : sorte de caution morale collective, et surtout lieu d’échange facilitant l’adaptation des producteurs sur le plan technique et le dépassement des problèmes relationnels.
- enfin, de manière plus subtile mais certainement tout aussi profonde, la conscience d’un destin partagé entre mangeurs et producteurs, et de l’enjeu vital que représente cette agriculture à visage humain.

En 6 à 7 ans, le réseau Midi-Pyrénées, comme les autres réseaux régionaux, a vu une croissance exponentielle du nombre d’AMAP, avec les premières années un doublement tous les ans. Aujourd’hui, en Midi-Pyrénées, c’est une centaine d’AMAP adhérentes au réseau (soit 3500 ménages), plus un nombre non négligeable d’AMAP ou quasi-AMAP non adhérentes. C’est des listes d’attente de consommateurs, et un appel d’air très sensible pour les producteurs, en particulier pour les candidats à l’installation qui ont sous les yeux un modèle d’unité de production à leur mesure, relativement peu exigeant en capital, et tout à fait « viable » économiquement à priori.
Il est à souligner que ce résultat a été obtenu indépendamment de toute structure extérieure, quasiment sans subvention et avec peu de travail salarié.

Aux niveaux nationaux et internationaux se retrouvent les objectifs que se donnent les réseaux régionaux : échange d’expériences, mutualisation des moyens et des outils, contribution à l’émergence, à l’expression et à la reconnaissance de l’alternative politique concrète que représente les Partenariats Locaux Solidaires Producteurs-Consommateurs (appellation générique des AMAP et systèmes similaires ailleurs dans le monde).

Le réseau interrégional français est en cours de création (premières rencontres nationales en décembre prochain). Le réseau international Urgenci (www.urgenci.net), fondé en 2003, est une structure très légère - association loi 1901 de droit français, 10 administrateurs représentant tous les continents, un à deux salariés - qui organise une rencontre mondiale tous les deux ans, et gère un certain nombre de projets ou programmes en lien direct avec l’objet des Partenariats Locaux Solidaires.
Dans tous les cas, le pouvoir « normatif » de ces réseaux sur les AMAP de base est très peu marqué.

2- Vertus et limites des réseaux d’AMAP

Le réseau est inhérent au concept d’AMAP, même s’il n’en est pas le fondement. Les AMAP apparaissent aussi dans les régions dépourvues de toute structure collective, mais le démarrage d’une expérience sans acquis préalable est long et délicat, voire risqué (encore que ce soit sans doute nettement plus facile aujourd’hui qu’il y a cinq ans) ; la transmission directe d’expérience est le moyen le plus efficace et le plus simple pour accélérer, faciliter et sécuriser le démarrage des projets.
L’efficacité des réseaux organisés dans ce sens est certaine.

-  La contradiction identité/diversité, la question de la confiance  

Sitôt qu’il est institué, se pose inévitablement au réseau la question de son identité : dans la diversité inhérente à la spontanéité des initiatives et des situations, il lui faut des repères et des limites. Pour l’instant, le consensus se fait autour d’une charte, mais la question de la vérification de la conformité des fermes et des AMAP à cette charte fait toujours débat. Certains réseaux réfléchissent à mettre en place un appareil d’agrément, sorte de système de garantie participatif analogue à celui de Nature et Progrès. D’autres, comme celui de Midi-Pyrénées, se refusent à contrôler et à certifier en aucune manière les producteurs, qui sont admis dans le réseau par leur engagement moral sur la charte, et après un contact suffisant avec un ou des producteurs déjà dans le réseau, pouvant juger de leur capacité à priori à prendre un engagement AMAP (capacité à produire dans le respect de la charte).

Dans ce cas, le producteur et le consommateur sont face à face, et le réseau interfère le moins possible dans la relation de confiance qui doit s’établir entre eux.

Ce point à son importance : la façon dont il est résolu conditionne sans doute le développement ultérieur des AMAP. L’absence de tout processus formel d’agrément des producteurs reste une difficulté et entretient chez certains l’inquiétude d’un risque de dérive. Mais un éventuel système de garantie risque de se révéler lourd à gérer, et d’absorber une grande partie de l’énergie disponible, pour un bénéfice incertain si ce n’est illusoire. Et surtout, en chargeant un tiers - même si c’est le réseau - de vérifier la sincérité du producteur, il introduit une dose de méfiance et d’irresponsabilité dans la relation et il affaiblit l’engagement mutuel ; la confiance reçue oblige, elle enclenche un cercle vertueux de témoignages de reconnaissance. Ce n’est pas une garantie magique contre les désillusions, mais à l’usage, dans le cadre particulier des contrats AMAP, cette manière de faire se révèle remarquablement fiable et stimulante (1).

-  Le rôle du réseau

Prenons l’exemple du réseau Midi-Pyrénées. Voici un résumé de l’objet du réseau, tel que décrit par ses statuts :

1- l’essaimage (création de nouvelles AMAP par la transmission d’expérience d’acteur à acteur).
2- l’information du grand public et des acteurs institutionnels.
3- toute activité ou intervention utile à la défense et au développement de l’agriculture paysanne [...] dans un objectif de réappropriation collective de l’avenir du monde rural et de notre alimentation.

Les points 1 et 2 sont le quotidien de l’activité du réseau : mutualisation des expériences, élaboration d’outils, coordination de la mise en relation ...
Le point 3 montre qu’au-delà de la construction pratique de partenariats concrets, il y a bien un objectif politique global, avec cette originalité : la pratique n’est pas fondée sur un discours théorique pré-écrit et n’entre pas dans un plan préétabli, elle répond d’abord à des besoins biologiques et économiques individuels, éprouvés et reconnus, et ouvre ensuite sur une perspective de transformation sociale complètement autonome par rapport à tout mouvement ou parti préexistant, et largement autonome également par rapport à ses propres structures représentatives, c’est-à-dire ses réseaux.

D’autre part l’efficacité globale de ce mouvement est dans la multitude des initiatives et engagements locaux assez peu coordonnés en définitive, et dans le fait d’amener un renouvellement de la pensée politique, qui se manifeste par une multiplications des débats sur ce thème, et par l’irruption sur la scène politique de propositions globales de réforme sociale d’inspiration agrarienne (par exemple, l’appel « Alimentons les régions » (2).

II - Enseignements et perspectives

Les maîtres-mots sont : proximité, confiance, engagement. Attention à l’autre, partage. Autonomie à tous les niveaux : celle de la ferme dans son environnement, celle du groupe de mangeurs qui s’autogère sans peser sur le producteur, celle de chaque AMAP par rapport au réseau auquel elle peut appartenir, autonomie - politique et autant que possible financière - de ce réseau par rapport à l’environnement institutionnel.

Un autre maître-mot, même s’il est moins apparent : mesure. Chaque AMAP est à la mesure de son producteur, c’est lui qui détermine le nombre de mangeurs qu’il peut nourrir, et le revenu qui lui suffit. Au-delà commence une autre AMAP, bien distincte. La croissance indéfinie peut tenter une entreprise commerciale ou une coopérative : pas une AMAP.

Dans cet espace, une pratique politique originale émerge :

- le mouvement tout entier est fondé sur l’établissement de liens personnels entre mangeurs et producteurs, sans préalable autre que l’engagement au respect de la charte. En dehors de leur engagement réciproque l’un envers l’autre, il n’est rien demandé au producteur ni au mangeur, en terme d’adhésion à un projet de société, à une quelconque ligne syndicale ou orientation philosophique.

- la rencontre initiale est indéfiniment prolongée par l’échange perpétuel de nourriture, extraordinaire garantie de permanence et d’enrichissement du lien.

- aucune velléité de conquête du pouvoir politique, par contre, ouverture au dialogue avec tous les
pouvoirs, en particuliers locaux.

- priorité à l’autonomie de l’échelon le plus local sur l’autorité des échelons supérieurs.
Au sein de chaque AMAP, le pouvoir de chacun est en définitive proportionné à son budget d’alimentation, c’est-à-dire à son besoin alimentaire : voilà une mesure éminemment égalitaire. Au sein des organes de décision des réseaux, on retrouve bien évidemment les vicissitudes et les conflits propres à toutes les organisations humaines ; le pouvoir n’est pas connu comme la chose la plus facile à partager, les enjeux symboliques suffisent parfois à aiguiser la compétition, mais ces réseaux n’ayant aucun pouvoir de coercition sur les AMAP, leur contrôle, leur manipulation ou leur neutralisation sont sans grand objet.

Sans combat politique au sens traditionnel, disons électoral, sans construction théorique ni étude préalable, sans mobilisation de la puissance publique, ce mouvement a d’ores et déjà un bilan très riche d’enseignements :

- il montre la possibilité d’assurer l’approvisionnement alimentaire par une agriculture éthique et écologique, à un prix accessible, en court-circuitant complètement le circuit industriel mise en marché -transport - stockage - transformation -grande distribution, en supprimant quasiment tout besoin de normalisation de la production, en diminuant considérablement, voire en annulant la nécessité de subventionner et d’encadrer administrativement l’agriculture.

- il révèle les points critiques pour un développement de ce type d’économie (une fois évacuée la question du prix des produits), et en fait des sujets de débat public : difficulté d’accès au foncier pour les candidats paysans, difficulté d’accès à un minimum de capital, non reconnaissance institutionnelle de ce type de projets agricoles, réglementations scandaleusement castratrices (particulièrement les normes dites « sanitaires »), destruction à peu près achevée de la chaîne intrafamiliale de transmission du savoir-faire, au profit d’une institution de formation agricole complètement décalée par rapport aux besoins d’aujourd’hui.

- il révèle également la vanité des constructions administratives et normatives sensées « protéger le consommateur » en encadrant la production et la mise en marché.

- il révèle, divine surprise, la capacité de l’individu à sortir complètement du comportement mécanique que la science économique classique lui fait endosser de force : un robot mu exclusivement par la recherche permanente de la meilleure affaire, incapable de ressentir autre chose que le plaisir du gain, et de considérer l’autre dans son humanité.

- il révèle la puissance des gratifications immatérielles qui accompagnent l’échange économique ; ici elles découlent de la relation humaine, des bons moments passés ensemble mais aussi des difficultés surmontées, et amènent parfois les amapiens à témoigner d’excellents souvenirs qu’ils se sont faits autour d’une affaire parfois économiquement calamiteuse.

- il révèle le potentiel de gestion autonome des conflits de ces petites organisations sociales. Les difficultés sont fréquentes, parfois aiguës, pourtant on n’a à ce jour connaissance d’aucune action en justice suite à un conflit interne à une AMAP.

- il autorise non seulement le maintien de fermes existantes, mais l’installation d’un grand nombre de néo-paysans, il facilite la conversion d’agriculteurs déjà installés, ainsi que l’évolution à rebours des fermes : re-diversification des productions (maraîchers qui plantent un verger fruitier, qui installent un atelier de pondeuses...), embauche sur les fermes, évolution vers plus d’autonomie de chaque ferme (sur les semences par exemple), plus de liberté dans le choix des techniques de production, parfois diminution de la mécanisation...

Même si c’est encore de façon marginale, ce mouvement transforme les individus qui le traversent, il atteint à une efficacité certaine en terme de changement économique et social, en proposant à chacun de satisfaire son besoin le plus terre-à-terre et le plus essentiel, tout en suivant ses aspirations les plus nobles.

La convergence d’objectifs, de principes et de pratiques entre les réseaux d’AMAP et le réseau Ecobâtir est évidente. Les uns et les autres nous sommes à la recherche, ou plutôt nous construisons une voie pratique, non violente, efficace, et à tout prendre conviviale et gratifiante, vers un futur moins industriel, moins monétaire, moins enfumé, moins normalisé, moins banalisé. Où l’épanouissement de l’individu prévaudra sur l’accumulation matérielle indéfinie.
Nos réseaux ont sans doute intérêt à rester modestes. Ils sont facultatifs : les AMAP existantes survivront à la disparition de leurs réseaux, comme les maisons en paille déjà debout survivront à Ecobâtir. Ils n’ont pas vocation à enfermer leurs membres dans une identité trop étroite, ni dans des pratiques trop codifiées. Ils sont investis d’une mission, mais de très peu de pouvoir. Ils ne sont qu’un enjeu médiocre à des luttes d’influence.

Par contre, ils sont un outil irremplaçable d’échange d’expérience. Ils sont le lieu nécessaire pour élaborer un discours commun, appuyé sur l’expérience, révolutionnaire mais bien difficile à réfuter, tant il est pétri de bon sens. Et surtout ils sont le meilleur moyen, sinon le seul, d’entrer avec notre société schizophrène et désemparée dans un dialogue fécond. Sous une superstructure financiaro - militaro - industrielle vouée à l’effondrement, devant le non-sens à se précipiter aux manettes d’un train définitivement fou, nous n’avons de choix que de déconstruire prudemment, mais rapidement, cette tour de Babel hallucinée. Or elle est faite de notre chair, de notre travail, de nos désirs et de nos pensées. C’est par la désertion que nous pouvons espérer échapper au piège, par la désertion de masse : ça demande un peu d’organisation.

(1) Voir par exemple : Pierre Besse, “Les AMAP, bio ou pas bio”
(2) http://www.alimentons-les-regions.fr

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Une souscription pour la réalisation d’un livre :
“De la bio alternative aux dérives du “bio”-business, quel sens donner à la bio ?”

L’association ALTERRAVIA lance un appel à souscription... Ce projet a reçu le soutien de Nature-et-Progrès, de la Confédération Paysanne, de Minga et du Forum civique européen...
Pierre Besse collabore à l’écriture de ce livre...

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