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La Justice, son fonctionnement, son indépendance, les moyens consacrés aux institutions publiques...

"Juger" : une conférence-débat avec le juge Serge Portelli à la Médiathèque de St-Etienne

mercredi 28 janvier 2015, par Florence Dursapt

Le juge Serge Portelli était invité à parler de la Justice, de son métier, et de son livre "Juger" (2011 - Editions de l’Atelier) vendredi 16 janvier à la Médiathèque de Tarentaize puis au Remue-Méninges. Au moins 70 personnes ont participé à cette rencontre...
Bien sûr les tout récents attentats étaient présents dans cette soirée, et Serge Portelli en a longuement parlé. Aussi bien concernant le fonctionnement de la Justice, la question des libertés et de la démocratie, que pour une des questions maintenant posée concernant les moyens accordés à tous les services publics et au fonctionnement de l’Etat (Education, Justice, Police...) :

Serge Portelli a passé 40 ans à juger, dont 25 comme Juge d’instruction. Il est aujourd’hui président d’une chambre à la Cour d’Appel de Versailles...
Et il continue encore aujourd’hui à s’interroger : quelle est la place de la Justice dans la société (tout comme on peut se demander : quelle est la place de l’Education nationale ? Quelle est la place de la Police ?...). Des questions vives à ranimer sans cesse en ces temps qui interrogent sans cesse les valeurs de la République et la démocratie.

Juger : qu’est-ce que juger ?
Quand on lit un jugement, la première chose qui nous frappe c’est la formule "au nom du peuple français". "On juge "Au nom du peuple français". Qui peut prétendre qu’il juge au nom du peuple français ? C’est qui le peuple français ? Celui qui manifestait le 11 janvier ou celui qui ne manifestait pas ? Les deux ! Le juge ne prend partie ni pour l’un ni pour l’autre, il doit défendre les valeurs républicaines mais pas dans l’empathie..."
"Il y a besoin de serviteurs de l’Etat qui ne soient pas en dehors du débat, mais au-dessus du débat."

Un débat qui vient justement, c’est : faut-il un "Patriot-act" à la française ? Le terrorisme n’est-il pas une justification pour exclure la justice ?
Aux USA, après le 11 septembre, il y a eu une attaque frontale contre les libertés : un arsenal de mesure qui sous 45 jours après a permis de détenir, sans les juger, des "combattants illégaux". Ce qui a rendu possible dans la foulée Guantanamo et les tortures, et la possibilité d’arrêter des gens sans aucun contrôle judiciaire.
Une loi totalement liberticide, donc, qui a prétendu justifier l’absence de jugements par l’état de guerre : "puisque les terroristes ne respectent pas les lois, nous n’avons pas à les respecter !"
Serge Portelli relève qu’ici en France, après l’attentat contre Charlie Hebdo, les policiers ont agi sous l’autorité du Procureur de la République : celui-ci a communiqué, fait état de l’avancée de l’enquête et des actions entreprises dans la poursuites des assassins...
A ainsi été reconnue l’autorité de la Justice. La garde des sceaux a tenu son rôle. "On est encore en République", il y a un espace : un Procureur qui requiert, des avocats qui défendent, un espace contradictoire où même les « terroristes » pourraient avoir droit de se défendre. Il sont morts. Dommage : il faudrait un vrai procès...

La question de l’indépendance de la Justice

La justice est fonctionnelle, mais fonctionne-t-elle bien ? Qu’en est-il de l’indépendance des juges, de l’indépendance de la Justice ?
Dans son livre, Serge Portelli parle de l’histoire de la Justice. "Elle est longue, et lourde"..

Aujourd’hui, est-ce que la Justice est indépendante en France ? Non. Pas entièrement et il y eu des périodes où elle ne l’était pas du tout !
Il existe des juges. Ils sont indépendants. Mais l’autre métier de la magistrature, ce sont les Procureurs de la République. Et en France, ils ne sont pas indépendants. La Cour Européenne des droits de l’homme le répète régulièrement...
Quand il y a une infraction, le Procureur fait mener l’enquête, puis passe la main au Juge (soit au Juge d’instruction, soit au Tribunal correctionnel - ou au Tribunal de Police). Ou bien il classe sans suite.
Ne faudrait-il pas défaire totalement le lien avec le ministère de la Justice ? Pour ça il faut une réforme... y compris de la Constitution !

En outre, "l’indépendance est une notion récente". Pendant des siècles, la Justice a été à la disposition du pouvoir. Le pire a été le régime de Vichy. En septembre 1941, dans tous les Tribunaux, les magistrats ont prêté serment à la personne du maréchal Pétain. Des milliers de juges ont prêté serment, tous sauf un : Paul Didier - et tous les procureurs !
"C’est hallucinant de tuer ainsi son métier et de continuer à travailler comme si de rien n’était, en appliquant des lois qui ont été jusqu’à définir « le statut des juifs »..."
"Ceci s’est passé de 1941 à 1944. C’est hier ! Et la Justice française, c’était ça ! On porte et on doit porter le souvenir de cela . Et entretenir cette mémoire là pour savoir qu’on peut retomber dans les mêmes erreurs."

Concernant l’indépendance, ça signifie qu’on ne peut pas avoir de démocratie sans justice indépendante. Mais non plus de Justice indépendante sans démocratie...

Jusqu’où peut aller alors l’indépendance des juges ? Un Juge peut-il sortir de sa neutralité pour s’exprimer dans le cadre d’un syndicat ?
1968 : création du Syndicat de la Magistrature. Pour Serge Portelli, l’existence de ce syndicat est une bonne chose, la syndicalisation a permis un nouveau souffle, une justice plus « représentative » du peuple avec ses contradictions, en donnant un espace pour revendiquer des réformes.

Les questions des présents...

- Est-ce que la laïcité doit être objet de débat aujourd’hui ?
Oui, encore et toujours : le débat sur la laïcité est un débat permanent de la démocratie, car la laïcité est l’espace commun.
Concerne t-elle la justice ? Oui, mais elle est un combat contre soi, ses préjugés, pour la garantir dans toute mission publique.

- Quels sont les pouvoirs qui veulent mettre la main sur la justice ?
On constate un développement abusif de la "Justice arbitrale" entre "grandes sociétés", qui réduit considérablement le champ "du contradictoire" et se joue dans les cabinets d’avocats d’affaires. Dans certains litiges, c’est la justice arbitrale qui tranche par des Jurys comprenant des professeurs de droit, des avocats d’affaires, et pas des Juges, ou peu. cf l’affaire Tapie...
Vers un "Tribunal arbitral" si TAFTA (le gouvernement a donné son feu vert).

- La justice fonctionne-t-elle si bien ?
La Justice peut être, et est elle-même, une source d’injustices majeures.
Ainsi, concernant les prisons : il y a aujourd’hui en France, 66 000 détenus. Il faut y ajouter 12 000 "bracelets"...
Est-ce que les Juges exercent correctement ce pouvoir qu’ils ont de mettre des gens en prison ?
Et puis, quels moyens donnons-nous à la justice ? Depuis trois décennies, c’est l’idéologie gestionnaire qui règne. Et jusqu’au 7 janvier, tout le discours était de "réduire le budget", "moins d’Etat", etc..
"L’idéologie gestionnaire, la restriction du domaine public par les réformes comptables, les logiques d’évaluation, a été le credo de tous les gouvernements ! (...) Depuis le 7 on commence à parler du contraire. Mais des paroles aux actes, il y a loin..."

Comment faire fonctionner les institutions « régaliennes » (celles qui relèvent de la puissance publique, celles qui garantissent les droits fondamentaux, celles qui garantissent le pacte social) sans profs, magistrats et policiers ... avec une véritable reconnaissance de la place qu’ils doivent tenir ?
Le discours et la politique « austéritaire » couplés à l’ordre sécuritaire prendra t-il le dessus ? ça va être la question dans les mois qui viennent !

- Pourquoi avoir choisi ce métier - Juge - , "qui est un métier de pouvoir extraordinaire ?"
Serge Portelli raconte une anecdote du Tribunal pour enfants où il a travaillé... Il y a été profondément marqué par l’attitude d’un juge pour enfant. Qui punissait, mais pas trop. Pour aider...

Florence Dursapt

Juger

Editions de l’Atelier - 2011 - 18,30 euros.-

« Au sortir de la barbarie nazie et du totalitarisme, les droits de l’Homme sont devenus une exigence à l’échelle du monde. Le juge, quittant ses lourds habits de servitude, a désormais la possibilité d’être l’allié de la démocratie, le gardien de nos libertés.
Mais que pèse ce nouveau juge face à la doctrine sécuritaire qui s’étend de jour en jour ? A-t-on besoin de lui pour tenir la promesse d’une sécurité absolue, pour appliquer le principe de précaution aux hommes ? S’il faut repérer au plus vite les futurs " déviants ", contrôler et ficher tous les suspects, enfermer systématiquement et le plus longtemps possible les " hommes dangereux ", à quoi bon un juge indépendant ? La justice sécuritaire n’est alors qu’un simple maillon dans une " chaîne de sécurité ", allant de la police à la prison.
Dans une société du risque zéro, le juge, à vouloir trop comprendre, devient un risque. Il est encore temps de résister à la peur et à la démagogie. Il est encore temps de revenir à l’homme, de redonner du temps à la justice pour remplir le rôle qui doit être le sien dans une démocratie. Juger, ce métier improbable, devient alors possible et même indispensable, pour que les droits de l’Homme deviennent une réalité et les libertés une exigence. »