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Commémorer Auschwitz ?

mardi 15 février 2005, par Pierre Stambul

Je vais commencer par une anecdote significative. Quelques jours avant le 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz, des anciens déportés organisaient un débat à l’IUFM de Marseille. Problème : ils n’étaient pas seuls organisateurs, il y avait aussi le CRIF et le consulat israélien. Dans le débat, notre ami M. prend la parole. Il se présente : enfant caché pendant la guerre, aujourd’hui militant de l’UJFP (Union Juive Française Pour la Paix), il soutient le peuple palestinien... Il n’a pas pu finir. Le micro a été coupé et les bras énergiques du CRIF l’ont sorti de la salle en lui criant d’aller rejoindre ses amis palestiniens.

Plus jamais ça ?

J’appartiens à la génération des enfants de rescapés, celles et ceux qui n’auraient jamais existé et qu’on a élevé comme des miraculés (bonjour la névrose). Il ne me viendra jamais à l’idée de minimiser, d’excuser ou "d’euphémiser" le crime absolu qu’Auschwitz symbolise. Mais pourquoi célébrer une telle horreur ? Pour qu’on en tire les leçons, pour être sûr qu’il n’y aura « plus jamais ça ». Là, c’est l’échec complet. Enzo Traverso décrivait le XXe siècle comme celui de la barbarie. Auschwitz n’a pas empêché les guerres de Corée, du Vietnam, d’Algérie. Cette guerre a d’ailleurs symboliquement commencé le 8 mai 1945. La fin du siècle aura vu le retour des génocides : Cambodge, Rwanda, Bosnie...

Les mêmes chefs d’état qui ont versé une larme devant la sinistre entrée de Birkenau sont-ils les porte paroles de la justice, de la fraternité, de l’antiracisme ? Poutine est venu à Auschwitz... parler du terrorisme tchétchène. Au nom d’Auschwitz, il ira « les chercher jusque dans les chiottes ». Près de 200 000 Tchétchènes en sont morts depuis le début de la première guerre.

Célébrer Auschwitz est certes une réponse à Gollnisch ou Le Pen qui affirment que la Gestapo était une vieille dame humaniste. Mais les policiers qui, sous les ordres de Chirac, Sarkozy ou Villepin enferment les sans-papiers dans les centres de rétention, les injurient, les frappent ou les embarquent dans un avion obéissent aux ordres comme d’autres avant eux ont chargé les wagons sous les ordres de Bousquet ou Papon. Les gardiens de Guantanamo ou d’Abou Ghraib, les soldats de Tsahal jouant avec des cadavres diffèrent-ils tellement dans leur négation de « l’autre » des kapos qui ont servi Rudolf Hoess ou des Einzatsgruppen ? On fait venir à la cérémonie d’Auschwitz des représentants des Tsiganes. Mais les discriminations contre ce peuple sont plus fortes que jamais.

Des lycéens de Montreuil chahutent en visitant Auschwitz. Sacrilège, ils seront renvoyés. Sont-ils seuls responsables du fait que cette inhumanité absolue ne prenne pas sens dans un monde qui n’en a tiré que très peu de leçons ?

Une longue histoire de récupérations. Dès 1945, tout le monde a réécrit l’histoire du génocide.

Commençons par les Staliniens.

Pour eux, rien n’a existé en dehors de la « grande guerre patriotique » russe ou du « parti des 75000 fusillés » en France. On a demandé aux résistants étrangers vivant en France de tout oublier, de franciser leur nom. Dans l’ambiance patriotique de 1945, il n’était pas politiquement correct de rappeler que la MOI (Main d’œuvre immigrée) avait été bien seule au combat. En Europe de l’Est, les Juifs ont constitué le gros du personnel politique des « démocraties populaires » naissantes avant qu’on ne pende Rudolf Slansky, Lazlo Rajk ou Kostov pour « sionisme ». Quelques-uns ont eu la vie sauve (Artur London, Ana Pauker) mais ont été politiquement éliminés pour « cosmopolitisme » et espionnage. Pire, en Pologne où 90% des Juifs ont été exterminés, les autorités « communistes » ont laissé faire le pogrom de Kielce (1946) avant de prendre elles-mêmes les initiatives antisémites en 1968 sous la houlette du sinistre général Moczar. La Pologne « communiste » a totalement occulté son passé juif. Elle a fait disparaître les traces de ce passé (sur l’ancien ghetto de Varsovie, on a construit des cités HLM) et a masqué les responsabilités polonaises : les villageois juifs de Jedwabne ont été massacrés par leurs voisins polonais, pas par les Nazis. Auschwitz n’a été célébré par la Pologne stalinienne que pour les victimes polonaises ou russes. Staline a fait assassiner d’anciens dirigeants du Bund et une vaste purge antisémite était en marche (le complot des « blouses blanches ») au moment de sa mort.

Au début du XXe siècle, de nombreux Juifs avaient adhéré aux idées révolutionnaires. Ils imaginaient leur libération, en tant que peuple opprimé avec l’émancipation du prolétariat. Le retour d’un antisémitisme officiel en Europe de l’Est a fortement contribué à les détacher de toute aspiration révolutionnaire et à renforcer le projet sioniste. Il explique l’émigration massive des Juifs ex-soviétiques au moment de l’écroulement de l’URSS.

Et l’Occident ?

Les « alliés » qui célèbrent Auschwitz n’ont pas fait grand chose pour empêcher l’extermination. Ils ne pouvaient pas ne pas savoir et pourtant ils ont réservé les bombardements à des objectifs « militaires » ou « psychologiques » (comme le bombardement « gratuit » de Dresde). Auschwitz n’était pas un objectif militaire.

Parlons de De Gaulle. Dans les années 20, il avait été envoyé en Pologne combattre les Bolcheviks. La description qu’il a fait des « shtetls » (villages juifs) témoigne d’un antisémitisme culturel assez virulent. Dans ses mémoires, De Gaulle consacre trois ou quatre lignes sur plus de mille pages au génocide. Sa principale préoccupation en 1945 a été de recycler de nombreux cadres qui avaient soutenu Pétain (Papon, Bousquet ...) et de propager le mythe d’une France totalement résistante. Les déportés ont été oubliés et même pas indemnisés quand ils n’avaient fait partie d’un groupe de résistants. Vite amnistiés, les anciens serviteurs de Pétain ont pu récidiver pendant les guerres coloniales. Dans d’autres pays comme la Grèce, les anciens fascistes ont été utilisés contre les communistes.

Les grands trusts qui ont servi le nazisme (Krupp, Messerschmitt mais aussi L’Oréal ou l’entreprise du grand-père de Bush) ont tranquillement continué leurs activités.

L’Eglise ?

Souvenons-nous de l’affaire du Carmel d’Auschwitz, véritable tentative de rapt de la mémoire. Pendant plusieurs années, l’Eglise a tenté d’installer un monastère à l’entrée du camp. Pourtant, la responsabilité du Vatican dans la montée du fascisme puis dans le sauvetage de ses cadres est écrasante. La rupture « officielle » de l’Eglise avec l’antijudaïsme chrétien est très tardive (le concile de Vatican II) et est assez superficielle. L’Eglise est fascinée par les converti(e)s (Lustiger, Edith Stein) mais elle a laissé faire le génocide. En Italie, en Espagne, en Allemagne, le fascisme a été considéré par l’Eglise (qui a très tardivement accepté la démocratie) comme un moindre mal face aux régimes laïques ou au communisme. En France, la hiérarchie religieuse a été massivement pétainiste. Quand dans les années 60, la pièce de théâtre « Le Vicaire » (dont Costa Gavras s’est inspiré dans « Amen ») a rappelé le silence assourdissant de Pie XII au moment de la déportation des Juifs de Rome, des manifestations cléricales ont essayé de faire interdire la pièce. En 1945, l’Eglise, via le réseau « Odessa » a joué un rôle majeur dans l’évasion vers l’Amérique du Sud de nombreux criminels de guerre. À la même époque, des directives papales suggéraient de ne pas rendre les enfants juifs cachés pendant la guerre et élevés dans la foi catholique. Les enfants Finali ne seront rendus qu’en 1954. Les larmes vaticanes sur le martyr d’Auschwitz manquent pour le moins de sincérité.

Israël et les sionistes.

Le jour anniversaire de la libération d’Auschwitz, Sharon expliquait que ce qui s’était passé prouvait que « les Juifs ne pouvaient compter que sur eux-mêmes » pour se défendre et accessoirement que ça justifiait sa politique, à savoir la destruction méthodique de la société palestinienne. Depuis bien longtemps la propagande israélienne martèle qu’Arafat était un nouvel Hitler et que l’Intifada est la suite de milliers d’années de persécution contre les Juifs. Alors que bien peu de criminels nazis ont eu à répondre de l’extermination des Juifs d’Europe, le peuple palestinien n’en finit pas, 60 ans après, de payer pour un crime dans lequel il n’a pas le début d’une responsabilité. L’Europe s’est défaussée d’un siècle de montée ininterrompue de l’antisémitisme meurtrier qui a abouti à Auschwitz sur un peuple colonisé. Au nom de quoi, Auschwitz autorise-t-il la « communauté internationale » à priver un peuple de tous ses droits ?

Il y aurait bien des choses à rappeler à ceux qui réécrivent l’histoire. Sans le génocide nazi, l’Etat d’Israël n’existerait pas. Il a semblé commode aux vainqueurs de 1945 de résoudre le « problème juif » à leur façon, sur le dos d’un autre peuple. La Shoah est devenue le symbole d’Israël où le mémorial de Yad Vashem recueille toutes les informations sur le génocide.

Et pourtant : le sionisme n’a joué qu’un rôle très marginal dans la résistance juive au nazisme qui a été essentiellement communiste (la MOI) ou bundiste (l’insurrection du ghetto de Varsovie). La droite sioniste qui est au pouvoir en Israël de façon presque ininterrompue depuis 1977 se revendique idéologiquement de Vladimir Jabotinsky qui était un admirateur du régime de Mussolini. En 1942, une partie de cette droite (le groupe Stern dont un des dirigeants, Shamir, est devenu plus tard premier ministre) avait une telle conscience du génocide en cours qu’elle continuait ses attentats contre les troupes britanniques, en Palestine.

Au moment de la création de l’état d’Israël, il n’était pas politiquement correct de parler de l’extermination. On opposait l’image du soldat israélien résistant victorieusement à une armée plus nombreuse ou celle du kibboutznik « transformant un désert en jardin » à celle des déportés réputés être entrés dans les chambres à gaz sans se révolter. Quant à la langue des morts (le yiddish), elle est en voie de disparition.

C’est en 1961, après l’enlèvement d’Eichmann en Argentine et son procès à Jérusalem (magistralement relaté par Hannah Arendt) que le génocide est devenu un enjeu politique. C’est encore plus tard que les Palestiniens ont été assimilés aux continuateurs du nazisme et que la Shoah a servi à tout justifier : les représailles, les guerres « préventives », la colonisation, l’annexion. Et que tous ceux qui contestent cette politique sont devenus des « antisémites » ou des « Juifs ayant la haine de soi ». Claude Lanzmann, auteur d’un film émouvant sur la Shoah, explique aujourd’hui sans sourciller que Sharon est l’homme de la paix ou que quand l’armée israélienne détruit des oliviers, c’est pour empêcher les attentats kamikazes.

Que dire enfin des organismes en Israël ou dans la Diaspora pour qui le génocide est devenu une affaire de gros sous et d’indemnisation qui laisse entendre que les victimes d’il y a 60 ans étaient tous des capitalistes ?

N’oublions pas les négationnistes !

60 ans après, cette période est un enjeu. Nier le crime (ou au moins son ampleur) et le banaliser, sont devenus un enjeu. Les nostalgiques du nazisme (comme Maurice Bardèche, beau-frère de Brasillach) ont commencé leur entreprise de réhabilitation dès 1945. Les cadres du pétainisme non (ou mal) épurés se sont massivement retrouvés au Front National dès sa création. L’extrême droite a été rejointe par des petits groupes issus de l’ultra-gauche. Ce courant, initié par un ancien déporté (Rassinier) a trouvé à la fin des années 1970 le renfort de la librairie « La Vieille Taupe » ou de différents petits groupes. Acharnés à la défense de Faurisson ou Garaudy, ces « assassins de la mémoire » s’abritent mal derrière l’antisionisme pour exprimer les vieux stéréotypes antisémites (le peuple élu, la domination du monde, le protocole des sages de Sion, le complot international ...). Leurs convergences avec l’extrême droite sont fréquentes.

Foutez la paix aux morts !

Descendant comme bien d’autres de rescapés, élevé dans le souvenir du traumatisme, je ne me reconnais dans aucune des commémorations actuelles. Je tremble toujours devant les photos des camps ou les films sur l’extermination. Mais je ne supporte pas qu’on réécrive l’histoire. Célébrer Auschwitz ne devrait avoir qu’un seul but : analyser sans complaisance tous les mécanismes qui ont rendu le crime possible, disqualifier à jamais les idéologies qui nient l’existence et le droit de « l’autre », promouvoir le « vivre ensemble » avec nos différences et nos ressemblances, donner un sens en luttant pour l’égalité des droits et contre toutes les formes d’exclusion à un monde alternatif à cette barbarie.

Si on n’en est pas capable, qu’on se taise.

Pierre Stambul

Pierre Stambul est vice-président de l’UJFP - Union Juive Française pour la Paix. Ce texte, écrit en son nom personnel, a été publié par la liste de discussion Assawra. Nous le publions avec son accord, et nos remerciements.