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Un essai sur la nouvelle radicalité...

“Résister c’est créer”, de Miguel Benasayag et Florence Aubenas.

Rencontre autour de ce livre mercredi 2 avril à 19h, au Remue méninges

mardi 1er avril 2008

Nous vous invitons au 3ème café citoyen, organisé par les Réseaux citoyens et le Café lecture Le Remue Méninges, ce mercredi 2 avril à 19h, 59 rue Désiré Claude à St-Etienne (près du campus de Tréfilerie).
Cette rencontre aura lieu autour du livre de Miguel Benasayag et Florence Aubenas : “Résister c’est créer”.

Pour celles et ceux qui n’ont pas eu l’occasion de lire ce livre, voici ci-dessous des notes de lecture . Elles veulent simplement être une invitation à lire ce livre, et à venir en discuter dès ce mercredi.
Miguel Benasayag sera à St-Etienne samedi 7 juin, et nous pourrons donc poursuivre avec lui cette réflexion...

Roger Dubien.

“Nouvelle radicalité” : le changement n’est plus assimilé à la prise du pouvoir...

Après plus d’un siècle de luttes, de révoltes, et d’échec à dépasser le capitalisme, peut-on encore parler de “changement social” ?
Au cours des années 80, le monde a été submergé par le néo-libéralisme, phase actuelle, dure, du capitalisme, qu’on nous a présenté comme l’horizon indépassable de l’Occident.
Mais au tournant du nouveau siècle, il devient visible qu’un mouvement de contestation multiple est à l’oeuvre. Certains parlent même de “l’émergence planétaire d’un mouvement citoyen”. Si les forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, les mobilisations contre l’OMC le révèlent dans les médias, l’essentiel de ce mouvement n’est peut-être pas là, justement... En tous cas la question du “changement” redevient d’actualité.

Mais quels sont les traits de ce mouvement, de ce que Miguel Benasayag et Florence Aubenas appellent la “nouvelle radicalité” ?

- la prise du pouvoir existant n’est plus l’objectif central de ces mouvements. C’est “la position de rupture la plus radicale avec le mode de fonctionnement politique” en Occident. Car depuis des siècles la bataille pour le changement était identifiée à la lutte pour prendre le pouvoir. Au minimum, cette prise du pouvoir est mise en question, alors que l’objectif était de conquérir “la machine à fabriquer des sociétés nouvelles”. En découle un mode d’être et de faire : abandon des formes d’organisation classiques. Pas de formation en partis. Pas de “modèle” de société (parfaite) à appliquer, sous la conduite d’une avant-garde qui sait.

- cette nouvelle radicalité ne pense plus en termes de globalité, de remplacement d’un système par un autre, avec un “manuel du monde - mode d’emploi (“voici comment le monde doit être”). Du coup, il s’agit d’abandonner la vie organisée en forme d’attente, le ressentiment et... l’impuissance. Surtout que “le capitalisme n’est pas big brother, mais un système de valeurs que chacun de nous incarne”.

S’occuper du monde, c’est d’abord vivre différemment. La liberté et la justice n’existent que dans chaque geste qui tend vers elles...
Est-ce que c’est mode post-moderne de penser ainsi ? C’est vrai que dans un premier temps bien des mouvements de contestation ont abandonné la lutte contre les structures du néolibéralisme, pour mener des combats à la marge, des combats “post-modernes”, imprégnés de l’idée de “fin des idéologies”. Puis la nouvelle radicalité s’est affirmée contre le néolibéralisme, alors même qu’elle ne propose pas le remplacement d’un système par un autre. On lutte sans modèle de rechange, sans “plan du monde” clés en mains qu’on appliquerait après la prise du pouvoir.

Pour “illustrer” ce qui se passe, les auteurs prennent “deux cas d’école” : le féminisme et l’écologisme, et repèrent une parenté entre cette nouvelle radicalité et le féminisme, qui a remporté d’importants succès alors que (et parce que) “le mouvement d’émancipation des femmes n’a jamais considéré la prise du pouvoir comme l’objectif final”. Même si dans un deuxième temps les avancées doivent être “actées” par les législateurs et “les politiques”.
Il en a été différemment de l’écologie. Après l’apparition du mouvement, une partie de ce mouvement s’est organisée en formations politiques dans les pays occidentaux. Entrés dans le jeu électoral, ils ont été pris dans la “représentation” et se sont coupés de la mouvance écologiste, ils sont devenus des spécialistes...de la politique politicienne.
[Il est intéressant de voir comment au cours des toutes dernières années, la prise de conscience de la crise écologique et les formes d’engagement dans ce domaine ont dû trouver d’autres chemins que les partis écologistes...]

Autre ressemblance de cette nouvelle radicalité avec le féminisme : c’est en développant sa singularité qu’on devient capable d’adresser un message (universel) à l’ensemble du monde (à la différence de ceux que Miguel Benasayag appelle maintenant des “toutologues” qui savent tout sur tout...). Là encore Benasayag reprend Deleuze : “la majorité c’est personne, la minorité c’est tout le monde”. C’est aussi ce que dise les zapatistes : à la question “mais que proposez-vous pour l’ensemble du monde ?”, ils répondent : “nous ne développons rien d’autre que notre singularité, chose qui ne manquera pas, paradoxalement, d’être un message pour l’ensemble du monde”.

Comment changent les sociétés ? Une théorie de l’émergence...
L’exigence de la situation est d’habiter le présent

On est bien obligé, à l’expérience, de changer notre grille de lecture du monde, et d’abandonner la prétention d’accéder à un savoir total permettant de maîtriser le monde et son devenir.
Le paradigme sur lequel se fonde l’Occident : “s’arrogeant la place du sujet dans un monde désigné comme objet, l’homme s’est fait à lui-même la promesse d’arriver à un savoir total, persuadé que, lorsqu’il connaîtrait enfin tout, il pourrait maîtriser le monde et son devenir”.
Croyance en un savoir qui apportera la liberté, la maîtrise, le progrès, le bonheur. Le paradis sur terre.
Mais le mythe de la modernité est par terre ; le futur a changé de signe : il est souvent vu comme menace.
Or c’est sur ce mode que fonctionnait aussi la politique, et notamment le messianisme révolutionnaire.

Il ne s’agit pas de renoncer à la raison, mais la rationalité doit réincorporer l’incertitude, l’imprévisible. La notion de déterminisme ne fonctionne plus au sens classique du terme.
Prendre au sérieux la complexité des choses. On agit toujours dans l’ignorance de ce qui est en train de se jouer, l’événement rupture ne peut se constater que dans l’après coup. Et les ruptures, le changement d’hégémonie dans la société ne sont pas programmables.
Ainsi la Révolution française doit être comprise comme “le résultat ultime de la longue et lente construction d’un mode d’être nouveau dont la prise de la Bastille et la fin de la monarchie ne sont que les aspects spectaculaires et superficiels”. Il ne faut pas confondre l’émergence avec la prise du pouvoir. Alors que la position révolutionnaire classique confond les deux.

Le monde, c’est ici et maintenant. Nous n’y pouvons pas tout. Mais nous n’y pouvons pas rien. Ni “idéologie de l’impuissance, ni “tout est possible”. Ni impuissance ni toute puissance. “Face à un problème concret, aucune situation n’est jamais figée (...) chaque situation palpite au contraire comme un organisme vivant, persévère, se développe. Parfois émerge une solution. Parfois non. Tout se passe comme si des sujets multiples, dont l’homme mais pas seulement lui, développaient des actions à l’intérieur de la situation...”
“Tout fonctionne dans une succession de micro-asymétries, de microruptures”. Benasayag parle “d’autonomie de la situation”, qui la rend “improgrammable”. L’émergence, le changement d’hégémonie ne sont pas programmables.
Ce qui invalide aussi toute démarche “transitive”, celle qui caractérise les “militants classiques du changement, ou les avant-gardes auto-proclamées” pour qui les actes présents ne sont pas des manières de mener des vies plus pleines ici et maintenant, mais un investissement en prévision de demain.

“L’exigence de la situation est d’habiter le présent.”  Et c’est la seule possibilité que nous ayons.
La justice est toute entière dans chaque acte de justice, et non un résultat final.
La liberté est d’assumer son destin. L’avenir est à repenser comme une dimension du présent. L’évolution de la société est un processus où le sujet se trouve à l’intérieur de la situation, paramètre parmi les autres, et non celui qui la maîtrise... “La seule solution pour l’homme est de s’opposer en situation, sans garantie d’en connaître jamais le résultat”.

Qu’est-ce que la résistance aujourd’hui ?

La logique d’affrontement est un moyen facile d’unifier un mouvement. Et la tentation est toujours présente d’y recourir. Pourtant, le manichéisme et la logique d’affrontement ont toujours échoué. Mais ils ont la vie dure car ils sont la façon dont la culture occidentale pense le changement.
Le piège du pouvoir, de la prise du pouvoir conçue comme un aboutissement. Les deux façons de se laisser aveugler par lui - en tant qu’institution centrale - : le convoiter ou l’affronter, en croyant qu’il est le lieu de la toute puissance pour contrôler le monde et fabriquer les émergences sociales... Après quoi, en cas de “prise du pouvoir” dans ces conditions, s’ouvre le choix entre la dictature ou la reculade.

Justement, parce que cette nouvelle radicalité ne fait plus de la prise du pouvoir son objectif central, elle prend de la distance avec le rôle de la force et des armes. Avec la violence comme critère de radicalité. “Nous avons perdu la vocation de la mort” dit le sous-commandant Marcos... Ce qui pose quelques problèmes aux gouvernements en place, plus à l’aise pour affronter une lutte armée qu’un mouvement aussi complexe et multiforme.
En réalité, nous sommes dans un moment historique où co-existent (et se mêlent) plusieurs manières de résister. Où il s’agit d’être prêt à assumer l’affrontement contre ceux qui défendent les structures de l’injustice (et par exemple, légalité et légitimité sont deux choses différentes [voir les Faucheurs Volontaires d’OGM...]. Mais surtout de faire au quotidien le travail de construction de l’alternative, d’élaborer une multitude de pratiques...

Alors au fond, c’est quoi résister ? Et en particulier, c’est quoi résister contre le néolibéralisme ? On ne peut pas identifier la résistance contre le néolibéralisme à la résistance contre une dictature ou une occupation, qui sont “un élément qui tente de s’imposer dans une situation pour devenir hégémonique, mais qui ne constitue pas cette situation en soi”.
L’ordre capitaliste n’est pas un simple régime politique. On ne peut pas traiter comme un simple putschiste une période entière de l’histoire. Ce n’est pas un accident historique, c’est “une forme de civilisation (...) dont nous faisons tous partie” (...) “l’étoffe dont chacun de nous est tissé, y compris et à plus forte raison lorsque nous en sommes les victimes”. “Le néolibéralisme est en nous (...) il a réussi à se faire monde (...) il n’est plus seulement une idéologie : il a fini par créer une structure sociale, qui, certes, profite à certains et en lamine d’autres, mais où même ces victimes contestent généralement moins le système que la place qu’elles y occupent”.

Gros morceau donc. Et justement, le problème est que la “résistance” au capitalisme reste trop prisonnière du vieux schéma qui oppose une idée au monde réel. Dénonciation du système, appel à être autrement qu’on est... Ça ne fait pas le poids si on en reste là, et débouche sur impuissance, velléité, colère, tristesse... La solution est du côté de la possibilité d’agir, du développement de la vie et de la pensée de la solidarité. “Développer une myriade d’expériences qui permettent de sortir du “devoir-être” pour passer au “devoir-faire” (...) ce serait plutôt dans un au-delà du capitalisme, et non dans la seule confrontation avec lui, que se situe aujourd’hui la nouvelle radicalité”. “Résister c’est créer”, ainsi que l’affirmait Deleuze.
Construire des choses à côté du réel existant, mais en rapport avec la complexité et le réel. Sachant que “le monde se questionne depuis des exemples” - réussites, échecs, tâtonnements... - en émergera-t-il un nouveau mode de vie avec d’autres valeurs ?
[Cinq ans après, on pense aux AMAP par exemple...]

Le militantisme “nouvelle radicalité”
Penser local, agir local

“150 ans de changements se sont pensés sur cette idée d’une avant-garde qui conduit une fantastique entreprise de désaliénation au nom d’une connaissance qu’elle détient mais que le reste du monde ignore”...
Derrière ça, le “mythe de l’individu”, une conception de l’homme comme individu, atome de base de notre société, qui se vit comme hors du monde, se pense maître de ses choix, construit des partis pour rassembler les “noyaux sains déjà révélés”, élabore des programmes qui sont des modèles de mondes virtuels...
Un homme à qui il ne reste ensuite que deux solutions : pleurer devant le spectacle du monde à la télévision ou tenter de prendre le pouvoir. Dénoncer et promettre...

Mais à quoi pourrait bien ressembler ce “noyau sain”, ce “JE” qui nous permettrait d’affirmer qu’un homme serait quelqu’un d’autre que ce qu’il fait ? “Il n’y a pas d’authenticité dans l’individu car celui-ci n’est pas chacun de nous mais la forme d’un système, celui de la civilisation occidentale capitaliste, telle que nous l’incarnons”.
“Ce n’est pas nous qui pensons l’époque, c’est elle qui nous pense”.

Le problème est que le mode de fonctionnement de l’opposition classique est resté intra-capitaliste lui aussi. Même le communisme défendait cette conception de l’individu.

Il faut prendre acte du fait que “le “vouloir” et le “faire” sont deux combinatoires autonomes, séparées par une discontinuité, où les souhaits restent dans un monde de souhaits sans jamais venir s’incarner dans une action.” D’où le sentiment d’impuissance.

La pensée du changement entre aujourd’hui dans un 3ème grand mouvement. Après la plus grande part du 20ème siècle (“l’ouvrier d’”avant-garde” pensait que la solution collective était d’agir ensemble, en syndicat ou en parti, et qu’on allait ainsi renverser les patrons et construire un nouveau monde”), puis la dernière partie du 20ème siècle (échec, domination du système néolibéral, la seule issue est la fuite individuelle, “ce n’est plus le monde qu’on veut changer, c’est sa vie à soi”), aujourd’hui la planète entière souhaiterait “un monde plus juste”, “chacun proteste sur le mode individuel du souhait sans que rien ne soit fondamentalement différent de l’époque où tout le monde se résignait...”

Dans ces conditions, Benasayag estime qu’il ne s’agit “pas de revenir à une nouvelle croisade contre l’individu, mais de l’émergence d’une forme qui se développe en marge de l’individu, qui en casserait le monopole, une nouvelle forme d’humanité qui ne se joue plus dans les termes traditionnels d’un sujet d’émancipation qui va libérer un objet”.

La multiplicité est un élément majeur de cette nouvelle radicalité. Mais des forces essaient de faire ce qu’elles savent faire : contrôler, centraliser, discipliner ce mouvement. [au sein de “l’altermondialisme”, les tentatives se succèdent dans cet objectif depuis des années]. “La politique classique a pour objet de s’emparer des gens, dans le but de les modifier. Un engagement situationnel serait au contraire celui qui, loin d’en faire un objet, resitue l’homme dans un ensemble multiple”.

M. Benasayag et F. Aubenas caractérisent le fonctionnement des partis politiques (et de leurs militants) comme “pris dans la mécanique de la transitivité”, à l’opposé “d’engagements situationnels” : agir non pour la chose en soi mais pour ses effets ultérieurs supposés. Ils sont là mais leur présence est pure absence. Mépris du quotidien. Sacralisation de la chose politique, “puissance surplombant la vie”, qu’ils relient à l’idée d’Etat-nation. Et cette conception de l’Histoire a été adoptée par les avant-gardes des mouvements révolutionnaires classiques...
Deux figures du militants sont issues de cette conception de l’Histoire. Le “très triste”, prophète d’une promesse de paradis à venir, utilisant la culpabilisation pour convaincre, “exilé de sa vie au nom de la vie”. Et le “modificateur”, enfin arrivé au pouvoir.

Alors, prendre ou pas prendre le pouvoir ? Il ne s’agit pas de nier l’importance du pouvoir, mais de voir dans quelle hypothèse sa conquête peut être envisagée. Alors que la position classique confondait “émergence” et “prise du pouvoir”.
“Les habitants du pouvoir central n’ont finalement que deux solutions : écraser ou accompagner un changement. Jamais celle de le créer, ni même de l’incarner”.
Le “pouvoir”, lieu sacré d’où se modifierait le cours de l’Histoire, devrait plutôt être conçu comme “simple instance d’administration d’une société”, comme “gestion”. Qui ne produit pas “l’émergence” mais en fait partie, qui ne doit plus être l’objectif central et final mais un objectif situationnel. L’essentiel étant la posture de construction de “contre-pouvoirs” (au sens : ni viser à affronter ni à désirer cette place).

Le militantisme qui correspond à cette “nouvelle radicalité” est donc réinvestissement des “dimensions multiples de la vie”. “Ne pas céder sur l’impossible”, le “défi qui existe au coeur de toute situation”, “se rendre présent à notre présent”, “casser avec la promesse”.

Mais risque de dispersion ? Et comment différencier “multiplicité” (d’où pourra sortir une émergence) et “dispersion” ? Beaucoup dépend de la vision subjective que les participants ont de leur propre pratique. Les mêmes actes peuvent prendre un sens différent. “Une situation s’inscrit dans une multiplicité lorsqu’elle fonctionne autour d’un universel concret” = “en affirmant que la totalité ne peut exister que dans la partie et non comme somme de toutes les parties.” Tout comme l’amour, la justice ou la liberté ne sont pas des totalités abstraites, mais un universel concret à l’intérieur de chaque situation où elles se jouent, ici et maintenant.

On connaît le slogan : “agir local, penser global”, lancé “avec les meilleures intentions du monde”, lié “à la croyance que la multiplication mondiale des nouveaux mouvements alternatifs permet de viser pour bientôt un changement d’hégémonie, d’en finir avec le néolibéralisme”.
Mais le changement d’hégémonie ne peut pas être le résultat d’une totalisation, d’une centralisation. “il ne peut survenir que comme l’émergence d’un élément hégémonique nouveau présent et existant dans chaque multiple.”
Si consigne il devait y avoir, elle pourrait plutôt être : “Agir local, penser local”.

Une économie alternative, “méta-économie” ?
Se libérer du capitalisme = se libérer de l’économie ?

Toute puissance de l’économique. Quelle que soit la pratique développée, “tout se passe comme si le seul principe de réalité était désormais celui de l’économie”. Que lui opposer ? Des mondes imaginaires ?
“l’économie alternative (appelée ici “méta-économie”) n’est pas compréhensible de l’étroit point de vue de l’économisme”. Pas possible de comparer quantitativement les mécanismes du système dominant et les circuits parallèles d’échanges et d’économie, parce qu’ils renvoient “à des modes d’humanité différents, voire antagoniques”. Dans ces pratiques parallèles, les objets, les échanges, la production, le travail, tendent à récupérer d’autres dimensions existentielles que celle de l’utilitarisme (qui est la seule valeur dont l’économique reconnaît le cours). Nous ne savons pas si le développement de cette métaéconomie parviendra ou non à faire basculer l’hégémonie capitaliste...

Notre civilisation est celle où l’économie s’est érigée en combinatoire autonome, univers virtuel qui formate la vie des hommes.
Cf Polanyi parlant de l’Inde au 19ème siècle (La Grande Transformation). Les impératifs économiques, construits au nom d’une raison supérieure, sont à l’origine du fait que des populations entières meurent de faim, ou vivent dans la misère, au milieu d’une abondance de richesses naturelles. Cela signifie que la situation est déterminée par une abstraction, une toute puissance qui est partout, décide de tout, et que personne ne voit vraiment. Mais dont les manifestations sont bien palpables. Exemples : interdiction de fabriquer des médicaments en Afrique, délocalisations d’usine en fonction des prix de la main d’oeuvre... Et c’est montré, le “machin” est transparent mais pas clair. Omniprésent mais impalpable. Mortel, mais impossible à arrêter.
C’est de là que l’économie tire sa légitimité. C’est “scientifique”, ça existe dans l’univers des modèles théoriques et mathématiques, à l’intérieur d’une sphère logico-formelle. Un modèle ne tire pas sa justification de sa confrontation avec les différentes réalités sociales qu’il est censé représenter. Mais de rester abstraction parmi les abstractions...

Une nouvelle idéologie - Cf Althusser : l’idéologie, c’est quand les réponses précèdent les questions. L’économique est devenu croyance (engendré par le vaste mouvement de désacralisation du monde en Occident). Par les pratiques et les comportements qu’il induit, il est sans doute devenu le principal foyer producteur de valeurs de notre civilisation. Construisant une norme et une morale. Un acte apparaît compréhensible s’il s’inscrit dans la logique utilitaire induite par le “machin”. Ainsi, quelqu’un qui fabrique des mines anti-personnelles : si c’est bien payé, on le comprend...!
Le néolibéralisme se prétend légitimé par l’Histoire au motif que le marché à toujours existé. Mais l’utilitarisme économique extrait de l’ensemble complexe des activités de l’homme un élément qui va être désigné comme fondamental et écraser toutes les autres dimensions : le profit. Alors que...
La chose économique détermine comme idéal d’homme celui qui oriente sa vie vers le profit, ou du moins l’argent, érigés en biens normatifs. Toute autre dimension dans une marchandise que sa valeur d’échange devient archaïque. Alors que (même) “dans une société capitaliste dominée par le néolibéralisme, les rapports des hommes dans et avec leur monde ne peuvent être uniquement régis par la simple logique utilitariste”. CF MAUSS [ou récemment Godelier - Au fondement des sociétés humaines]
L’économie, et la science aussi, ne s’interrogent pas sur le devenir et le sens. Par contre, elles ne cessent de les construire [on pense à ce qui se passe avec les OGM...]. Les experts résolvent équations et problèmes dans le cadre de structures dont ils n’ont pas la maîtrise. Et on est tous pris dans l’évolution de la science ou de l’économique, qui construisent sans arrêt l’homme qui leur correspond.
La science est un autre grand foyer producteur de valeurs. Elle dit : “nous nous contentons de vous proposer de nouveaux possibles. A vous d’en disposer”. Faux : elle n’agit pas comme un supermarché des possibles, elle produit du sens tous les jours, crée des possibles qui deviennent ipso facto normatifs. (Exemple des conséquences du dépistage pré-natal...)

La sphère économique comme sphère autonome - Dans toutes les cultures et civilisations, on a eu des faits économiques. Mais il y a une transformation entre faits économiques et économie : le moment historique que Polanyi appelle “dé-socialisation de l’économie” (marché au sein de la société —> société de marché)
L’économie s’est détachée de la société jusqu’à une profonde séparation qui en fait un ensemble en soi. Ce que les cultures occidentales appellent “économie” est une combinatoire autonome qui n’existe dans aucune autre culture ou civilisation. Et “sacralisation de l’économie”, “isomorphisme entre le fonctionnement du sacré dans toute société et la conception que nos contemporains ont de la sphère économique”. C’est pourquoi il ne suffit pas de dénoncer cette croyance, ou de développer une croyance alternative pour la dépasser, car les croyances ne sont pas des fables que les lumières de la raison suffiraient à dissiper. Elles ne sont jamais accidentelles, mais sont des métaphores et des récits qui parlent des structures profondes modelant chaque culture.
La chose économique possède ainsi un niveau d’organisation qui émerge d’un soubassement dont il est pourtant autonome. Cf les hypothèses de la physique des formes (Petitot, Thom). “entre le soubassement (en l’occurrence les hommes et leurs activités) et la forme qui en émerge (l’économique), le rapport n’est pas simplement une dépendance causale, unilatérale (...) chaque niveau d’organisation possède au contraire une autonomie ontologique, avec sa légitimité et sa logique interne propres”.
Même si c’est de l’humain qu’a surgi l’économie, elle est aujourd’hui autre chose que cela. Et il n’est pas possible de lancer sur le ton du rappel à l’ordre que l’économie doit “retourner au service de l’homme”. Toutes les cultures ont possédé de l’économique. La notre est la première à être possédée par l’économique. L’économie n’est ni au service de l’homme ni contre l’homme, elle est au service de l’économie (avec des problèmes et des conflits intra-économiques)

L’émergence d’une métaéconomie - La sphère économique est un ensemble complexe au sens : pas de synthèse ou d’ordre global possible. On peut identifier une tendance, une hégémonie qui oriente cet ensemble, mais pas de cohérence qui permettrait d’éliminer tout ce qui apparaît comme contradictoire.
“S’agissant de la sphère économique, toute construction de pratiques doit dès lors se réaliser dans un espace d’emblée défini comme extérieur à l’ensemble complexe”. Émergent ainsi depuis des années des formes de solidarité, des expériences, qui ne partent pas d’un modèle économique ou politique. Dans cette mouvance, le terme de “projet” est souvent opposé à celui de “programme”, désignant ainsi une pratique qui part d’une exigence concrète. [Cité pour exemple ce qu’on peut considérer comme un prototype d’AMAP dans le sud de la France...]

Des tendances au non-capitalisme - Ces projets se construisent au-delà de la sphère économique, et créent des zones, des tendances au non-capitalisme au sein d’un monde capitaliste.
Cf en Argentine - l’expérience des réseaux de troc et de “la Fabrica”. C’est une méthode de survie, et il semble qu’une majorité de ceux qui y vont préféreraient aller au supermarché s’ils en avaient les moyens. Mais ça tient quand même aussi parce qu’une partie y vient pour autre chose. Mais ça ne fonctionnerait pas s’il n’y avait que ceux qui y viennent pour autre chose.
Il se construit ainsi “des zones de méta-économie qui dévirtualisent la relation des hommes avec le monde, avec les objets du monde, mais aussi avec eux-mêmes”.
Projet local ou programme global ? Dans ce mouvement de la nouvelle radicalité, parallèlement à ces projets, continuent aussi à s’élaborer des programmes alternatifs en économie, qui essaient de penser dans une perspective de globalité (comme si leur viabilité dépendait d’une possibilité de se substituer à l’ensemble du système capitaliste). Ce courant [une partie de l’altermondialisme] continue à privilégier la dette extérieure, la macro-économie, les taux de bénéfices... et invalide beaucoup d’initiatives pratiques de développement, de formes alternatives de vie, de production, d’éducation ou d’échange.
Cf les partisans d’un “programme économique alternatif” dans les FSM. Pour “passer de la contestation à la proposition”. Être sérieux et garder les pieds sur terre... en se condamnant au virtuel. “Cet universel abstrait est mis en avant pour mettre un peu d’ordre dans l’universel concret, considéré comme trop local”. Mais débouche sur un constat d’impuissance...

“La pensée et la contestation ne peuvent exister que dans un devenir où il ne s’agit pas d’opposer des idées à des pratiques, mais des pratiques à des pratiques”.
Cependant projet local et programme global ne s’opposent pas en soi, ils renvoient à deux niveaux d’existence interdépendants mais de nature différente.
Quels rapports les pratiques alternatives (qui ne s’inscrivent ni dans l’affrontement, ni dans la confrontation d’un modèle à un autre), peuvent-elles nouer avec la sphère économique ? Ne pas nier la macro-économie et la complexité. Eviter le piège de la chaise vide, ne pas essayer de penser depuis un lieu en extériorité qui n’existe pas.
“Le caractère nouveau de ce type d’expériences méta-économiques ne réside pas dans un nouveau modèle, mais dans le foisonnement du multiple, de projets ancrés dans le réel. A côté, en conflit, ou en complémentarité avec la centralité capitaliste.”
Ces méta-économies sont locales. Singulières. C’est ce qui fait leur force. C’est de là que surgit leur universalité concrète, opposée à l’universalité abstraite du spectacle centralisé. Car l’une des caractéristiques fondamentales du capitalisme est la construction d’une image unidimensionnelle. Et l’époque révolutionnaire classique y opposait d’autres modèles. L’émergence d’une multiplicité de singularités en situation est donc profondément non capitaliste, nourrie de projets singuliers qui opposent le réel de la vie à la virtualité spectaculaire.
C’est pourquoi cette émergence possède une charge subversive. Qui rompt avec les modèles classiques de contestation qui proposaient aux citoyens spectateurs un modèle à la place d’un autre. Alors qu’il s’agit ici de pratiques, qui cassent avec les modèles et les mécanismes de discipline et d’attente.

Pour en finir avec la dichotomie réformisme-révolution - Les grandes ruptures successives qui font l’histoire peuvent être pensées comme des catastrophes (au sens de Thom : des équilibres et des continuités qui se rompent dans un système)
“Dans le développement de nouvelles formes de sociabilité et de justice, un effet cumulatif peut à terme rompre l’équilibre dominant et faire basculer une hégémonie”. Mais il n’est pas possible de militer pour une rupture, comme si c’était un point que l’on pouvait viser pour l’atteindre. Pas de raccourci (qui rallonge) pour aller vers le changement. Les changements profonds d’hégémonie ne sont pas programmables.
Aujourd’hui, développement de ces émergences de non capitalisme. Des “zones”, des “tendances”. Qui apparaissent surtout dans le tiers monde. Elles peuvent s’articuler dans une région... S’y construisent des éléments et des outils de contre-pouvoirs, “formes puissantes qui construisent ici et maintenant de nouvelles valeurs”.
Vers une érosion de la macro-économie comme conséquence (et non objectif central) du développement de ces expériences ? “L’apparente rationalité capitaliste est - du point de vue de la vie, du point de vue des hommes réels et des situations concrètes - une pure irrationalité (...) Le seul projet possible passe par la création et le développement de zones et de tendances non-capitalistes, où il ne s’agit plus de trouver des plans macro-économiques de libération, mais de nous libérer de l’économie.”