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Rencontre avec Angélique Del Rey

Por donde saldrà el sol ? Par où sortira le soleil ?

Eloge du conflit, éloge de la vie

lundi 2 mars 2009

Une quarantaine de personnes ont participé à la rencontre avec Angélique Del Rey (café citoyen) ce samedi 28 février au Remue-méninges. En attendant un bref compte-rendu de cette rencontre, voici les dernières pages du livre “Eloge du conflit”, de Miguel Benasayag et Angélique Del Rey.
on peut commander ce livre auprès de la librairie Lune et l’autre (19 rue Pierre Bérard, au centre ville de Saint-Etienne - 04 77 325 849). Il coûte 14 euros.

Por donde saldrà el sol ? (Par où sortira le soleil ?). Typique de l’Amérique indienne, cette question exprime l’espoir au milieu de la nuit. Comme le savent les Indiens, la nuit peut être longue, très longue... Ils parlent ainsi d’une nuit de cinq siècles pour qualifier la colonisation, le génocide et la quasi-disparition des nations indiennes. Or nous, héritiers de la civilisation occidentale, pouvons bel et bien reprendre à notre compte leur question : oui, por donde saldrà el sol ?

Car notre époque est en crise, et le reconnaître n’est ni nouveau ni révolutionnaire. Elle est en crise relativement à ses rêves passés. Le 31 décembre 1899, Rosa Luxembourg saluait avec joie le siècle naissant : celui qui allait connaître la fin des injustices, la fin des oppressions ! Que reste-t-il aujourd’hui d’un tel espoir ? Nous sommes les contemporains de l’après-“an 2000” et la misère, la tristesse, la souffrance des gens n’ont jamais paru aussi irréversibles. Nous sommes celles et ceux qui étaient censés vivre ces lendemains qui allaient chanter, et la question que nous commençons à nous poser n’est même plus, à vrai dire, celle de savoir “par où sortira le soleil”, mais si un jour, tout simplement, le soleil est sorti pour quelqu’un...

Mais il sort pourtant tous les jours, même pour celles et ceux qui ne l’ont pas vu sortir, chaque fin de journée, de dure journée, sans espoir ni promesse pour l’énorme majorité de nos contemporains. Le soleil sortira, il est en train de sortir, il est en train de se coucher. La pensée héraclitéenne du conflit nous dit qu’obscurité et lumière se succèdent, éternellement. Elle nous dit aussi qu’il faut guetter par où le soleil est en train de sortir, mais qu’il ne faut pas trop s’effrayer quand il se couche. Pour celles et ceux qui, peut-être, vivront des époques plus lumineuses que la nôtre, qu’ils sachent que la lumière ne leur est pas due, que l’ombre guette, qu’à une époque lumineuse succède une époque obscure, et qu’ombre et lumière font partie du même devenir, du conflit. Qu’ils sachent que le conflit détermine toutes choses et que le refouler, loin de le faire disparaître, nous conduit vers un processus de déréalisation du monde et des liens. L’éloge du conflit, loin de célébrer l’affrontement, affirme pour nous le principe même de toute émergence du nouveau, de toute création.

Si lumières et ombres se succèdent, le défi ne peut être de désirer vivre dans une autre époque, mais de parvenir à créer, lutter, penser, résister, bref vivre pour et par une époque obscure. Joie et tristesse ne dépendent pas d’une époque particulière. La joie émerge de la possibilité d’assumer l’époque. Mais, dira-t-on, à quoi bon lutter, à quoi bon résister si la rédemption, la solution finale des problèmes, ce moment messianique qui devait “couper l’histoire en deux” n’arrive jamais ? Il est vrai qu’en continuant à résister, à créer, à vivre, tout en abandonnant le modèle centralisateur de la promesse, nous rencontrons une autre menace, celle de la dispersion. Et nous devons alors savoir comment construire concrètement des multiplicités agencées qui n’aillent plus s’échouer dans des projets de centralisation, sans se perdre pour autant dans la dispersion.

La question peut se formuler en ces termes : qu’est-ce que nous pouvons construire à la place de ce modèle perdu ? A quel autre modèle nous conduit une pensée du conflit ? Car, même si nous ne pouvons plus penser et agir en termes de globalité, nos actions restreintes ne peuvent constituer une lutte qu’à condition de s’inscrire dans un autre modèle de vie et de création qui ne soit pas un simple “entre-deux”, un “faute de mieux”. Cet autre modèle fort doit à la fois intégrer l’absence de recherche d’une solution globale et donner unité à la multiplicité des actions en l’absence de toute solution. Un tel modèle n’est pensable que sous la pensée du conflit comme ce qui est à l’origine de la vie.

Pour la philosophie de l’organisme, les luttes, les actes, les projets ne sont pas à comprendre dans la logique, idéaliste et réductionniste, de la recherche de ce point métaphysique d’arrêt final que nos sociétés assimilent au désir paradoxal d’en finir avec les conflits. Les actes des gens, des populations comme des êtres vivants ont pour unique “finalité” identifiable d’entretenir et de faire perdurer l’organisme lui-même, individuel ou collectif. Un acte quelconque, une lutte en particulier sont à penser dynamiquement : la libération de l’agir est le seul but de tout agir, déploiement des multiples dimensions du conflit.

Prenons l’exemple de la recherche de justice sociale : toute “solution” à un problème qui en relève, aussi désirable soit-elle, va inaugurer un nouveau dispositif, un déplacement des injustices et des justices, nouvelles configurations des conflits dynamiques. Cela ne signifiera pas pour autant l’échec de la lutte. Car, même quand elle réussit, la nouvelle situation apportera à son tour de nouveaux défis, de nouvelles injustices et donc de nouvelles luttes à mener. Au-delà de la toujours nécessaire lutte contre les inégalités sociales, l’objectif est définitivement de garantir qu’une époque se développe et qu’elle n’entraîne pas la destruction de la vie ou de ses dimensions multiples.

Le modèle organique, comme grille de compréhension des phénomènes et processus, nous permet de commencer à sortir de cette métaphysique d’espoir et d’attente qui nous plongeait dans la tristesse de la pensée. Tout est là, tout est dans chaque situation et dans chaque époque : aucune époque ne sera celle de la fin de l’histoire, du “compte total” qui déciderait, par une sorte de Jugement dernier laïque, qui eut raison d’agir et qui se trompa au vu de la totalité accomplie. Toute totalité s’accomplit dans, pour et par chaque époque, à travers chaque situation.

Dans un tel modèle, organique et dynamique, la plainte récurrente relative au caractère “éphémère” de nos luttes et la recherche incessante de l’irréversible, qui nous plongent dans le désespoir et la tristesse, peuvent laisser place à la joie de l’agir. Car l’irréversible, loin d’être ce qui “reste pour toujours”, est ce qui n’existe que dans l’éphémère, au coeur du devenir. Ce n’est qu’à travers le déploiement des multiples dimensions de l’existence que la vie peut, dans ses divers modes, se développer et perdurer. Eloge du conflit et, à vrai dire, éloge de la vie. Eloge du conflit comme fondement de la vie. La pensée du conflit nous permet de tracer un arc historique et philosophique et, en ayant commencé avec Héraclite l’obscur, de finir avec Plotin le lumineux qui affirme dans les Ennéades : “Celui qui t’attendait est déjà là depuis toujours...”.

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