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Chronique pour la Palestine

Mustafa Muhammad, entre analyse politique, humour/amour et résistance.

mercredi 16 mars 2016, par Monira Mouhoun

Samedi dernier, nous avions l’honneur de recevoir Mustafa Muhammad à Saint-Etienne grâce à l’équipe de Numero Zéro. (https://lenumerozero.lautre.net)
Nous étions un peu plus d’une centaine lors de son intervention à Saint-Etienne.

Mustafa Muhammad est un Palestinien de Jérusalem. Ce docteur en urbanisme et aménagement est diplômé de la Sorbonne et rattaché à l’université de Bir Zeit en Cisjordanie.
C’est un conférencier singulier et engagé qui nous délivre dans un français impeccable, un message fort et courageux dans un style spontané, parfois comique.
Personnage sympathique et à la fois sans concessions sur la responsabilité de l’Europe dans le drame palestinien, il introduit son intervention par des données historiques, cartes à l’appui et préfère le terme d’ « agression européenne en Palestine » à celui de colonisation, trop générique.

Une nouvelle forme d’échange : la conférence gesticulée
Nous avions reçu un mois plus tôt Bernard Friot qui nous avait offert une conférence gesticulée sur le travail et le salaire à vie (développée par la SCOP le Pavé dont le désir était de "partager convictions et colères à travers un outil vivant mélangeant les codes du spectacle et de la conférence", et rendue célèbre par Franck Lepage (voir pour ceux que ça intéresse)
Après celle-ci, on s’était dit qu’il en faudrait une pour la Palestine. C’est un véritable travail, une conférence gesticulée pour la justice en Palestine, son explication, son histoire, sa consanguinité avec l’histoire de l’Europe, cette vieille Europe qui n’en finit pas de refouler toutes ses erreurs, et tous ses démons.
Et Mustafa s’en est chargé. Sans concession.
Mais loin de trouver dans un lyrisme un peu flou et mou, les moyens de sa politique, inadapté à ce ton imperturbable de celui qui a vécu de l’intérieur, qui a senti les braises parce ce qu’il y marchait dessus, qui a brûlé aussi pas mal en lui-même (emprisonné à l’âge de 16 ans alors que commençait la seule Intifada qu’il s’évertue à reconnaître comme unique et sans fin et à laquelle il prit part très tôt) par un manque cruel de justice rendue à son peuple, le ton de son discours fut inspiré par le réel. Et ça, ça n’est pas un détail pour nous presser de voir de beaucoup plus près. Le réel et son histoire.

Parler de résistance c’est avant tout parler d’amour
Et en ça, l’évocation de ce qui mène à la lutte (ne plus pouvoir aller ici et là, ne plus pouvoir se marier et aimer librement ici ou au delà des lignes redessinées etc...), de la revendication violente d’une dignité (celle de jeunes gens à qui l’on a presque tout pris et prêts non pas à mourir pour la cause, mais à vivre et entraver debout la persécution et l’humiliation, le racisme et l’apartheid) à la volonté de faire valoir des sources ou des territoires de vie, au delà de la survie, nous permettrait de parler d’amour. Osons pour la suite.
Mustapha nous parle clairement d’amour, notamment quand il évoque Jérusalem, sa construction, son urbanisme tronqué, instrumentalisé, et les moyens de lutte issus de la ségrégation de l’espace et des vies au coeur de celui-ci, revenant plusieurs fois sur ce qui constituait pour lui jeune homme, des terrains de jeu, amoureux notamment quand il montre une photo de l’esplanade des mosquées.
Ce souvenir d’un temps où le lieu antique était de passage, de pique-nique le dimanche, familial et pour tous en somme, "un lieu d’enfance, un lieu d’amour, où je suis venu avec ma famille". Puis le Mur des lamentations et ses abords devinrent interdits à tout musulman ou arabe depuis que Sharon l’a décrété. Ce lieu était fondamentalement partageable et non objet de négociation ou pire d’anéantissement. Mais "une plaque posée là par des rabbins signifie à tous que les prières déposées désormais ici près du mur seraient maudites". Maudire un lieu saint... ça en dit long sur les nouveaux "concepts" du sionisme.

Le quotidien en Palestine
Pour Mustafa, les Israéliens aiment faire des sagas. Ainsi il se moque de l’appellation 3ème intifada. Il réfute cette conception trop imagée et ne reconnaît qu’une seule intifada, qui ne s’est jamais interrompue.
Le constat est sans appel : beaucoup de prisonniers politiques, des palestiniens isolés des israéliens mais aussi isolés les uns par rapport aux autres selon leur lieu d’habitation, un mur de plus de 800 km qui traverse de nombreuses terres palestiniennes et des centaines de check points qui empêchent les palestiniens de vivre normalement, des exécutions extra-judiciaires quotidiennes. C’est ce qu’est devenu la Palestine aujourd’hui !
De son histoire personnelle, Mustafa nous apprend que comme la plupart des palestiniens, il est passé par la case prison quand il avait 16 ans. Son incarcération lui a servi de formation politique car l’élite intellectuelle palestinienne est dans les prisons israéliennes. La jeunesse palestinienne bénéficie d’une grande maturité politique de par son expérience de l’oppression et de l’occupation mais également grâce à ces liens construits dans les geôles de l’occupation.
Bien entendu, il dénonce la colonisation et le racisme systémique de l’Etat israélien, mais il dénonce également la complicité odieuse de ce qu’on appelle couramment "autorité palestinienne", qu’il qualifie non sans une pointe d’ironie, de régime de Vichy ou de Pétain pour Abbas.
En août, nous avions reçu à Lyon Ali Abunimah, journaliste palestinien américain de Electronic Intifada, il avait fait exactement la même comparaison. Mustafa nous fait sourire par le ton désinvolte qu’il emploie quand il qualifie les colons de « ratés arrivés de Russie ou d’Europe », sourire qui s’estompe quand il aborde la responsabilité de la France dans le viol de la Palestine.

Et la France dans tout ça ?
Mustafa a une analyse assez fine de la situation française et interroge notre responsabilité vis à vis de ce qu’il refuse à nommer la "question palestinienne" ou "le conflit israelo-palestinien" pour faire apparaître de manière vivante et totale notre manque de lucidité pour ne pas dire courage. Tout au long de son intervention a résonné l’expression "responsabilité européenne". Les mots sont importants alors, plus que jamais.
Il explique comment le gouvernement promotionne l’antisémitisme en faisant mine de le combattre. Il prend pour exemple quelques déclarations du premier ministre. Certaines laissent sous-entendre que la France chérit les juifs au détriment des autres français : « La France sans les juifs ne serait pas la France » ou « les juifs sont à l’avant-garde » de la République. La réaction ainsi provoquée découle plus d’un sentiment d’injustice et d’inégalité que de racisme anti juif. A ce propos, la chronique du tocard de cette semaine est intéressante à lire : « Nous les juifs, on n’a rien demandé » (http://www.lecourrierdelatlas.com)
D’autres laissent sous-entendre que les juifs français soutiennent tous l’Etat d’Israël ; « Je suis par ma femme juive, éternellement lié à Israël »...
A ce sujet, un communiqué de l’UJFP, à lire absolument : « Valls et le CRIF, ou comment développer l’antisémitisme en prétendant le combattre ».

Mustafa refuse tout amalgame entre antisionisme et antisémitisme et voit d’un œil très critique ce comportement dangereux de la France. Il insiste sur le fait qu’il n’existe pas de lobby juif, il existe selon lui un lobby de l’armement, un lobby pharmaceutique et un lobby technologique. Et ce sont les trois lobbies qui dirigent le monde. Il est inquiet de notre situation ici, et soutient que la France est en train de se « palestiniser » avec l’état d’urgence, le pouvoir grandissant de la police, et le projet de loi sur la déchéance de nationalité. Il s’inquiète également d’une criminalisation de la campagne BDS.

Solutions
Mustafa est nostalgique d’une Palestine multiculturelle, où les chrétiens, les juifs, les musulmans et les païens vivaient de façon harmonieuse avec leurs différences ; avec une fausse naïveté, il accuse la France d’avoir jalousé cette situation, elle qui est incapable d’aimer tous ses enfants.
Il soutient la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions et nous encourage à continuer à la développer, mais il est lucide sur la complicité de la communauté internationale, donc il résume la campagne seulement à B et D.
Deux Etats, c’est concrètement impossible et dans les faits, il n’y a déjà qu’un seul Etat depuis 49 ans puisque la totalité de la Palestine historique est sous contrôle israélien. Mustafa nous dit un Etat commun pourquoi pas, mais sous ces conditions :

- Cet Etat doit s’appeler Palestine car ça veut dire "peuple de la mer". Israël est un nom religieux qui désigne le prophète Jacob. Pas de nom religieux pour un Etat qui doit être celui de tous ses citoyens.

- Comme le garantit la résolution 194 de l’ONU, droit au retour des 7 millions de réfugiés palestiniens.

- Cet Etat doit être laïque et égalitaire pour tous ses citoyens.

- Les criminels israéliens doivent tous être jugés devant une cour pénale Palestinienne et non à La Haye.

- Les richesses doivent être réparties entre tous ceux qui veulent vivre en Palestine, car il n’est pas question que les palestiniens restent une main d’œuvre bon marché comme c’est le cas actuellement.

Notre sentiment à la sortie de cette conférence riche en émotions
Par le prisme et la complexité de ce qui fait le témoignage d’un homme, nous pouvons voir d’où il vient et écouter ce qu’il en dit. Ce n’est pas notre propre fabrication, un imaginaire à l’oeuvre, c’est la réalité et sa mise en cause ou en perspective. Et Mustafa nous montre et nous parle d’un endroit resté trop souvent invisible, par sa voix singulière, celle d’un palestinien qui transporte ce qu’il peut de la lutte pour une Palestine libre...

La vidéo complète de son intervention sera très prochainement en ligne.

Monira Mouhoun
avec Mehdi Baouzzi