Mon site SPIP

Accueil > Terrain d’entente > Les fossoyeurs du Travail social

Les fossoyeurs du Travail social

Une intervention de Muriel Bombardi et Keltoum Brahna

dimanche 22 janvier 2017, par Josiane Günther

Les réflexions se précisent et abordent les problèmes de fond concernant les répercussions en chaîne de la marchandisation du travail social.
Une brochure "Les fossoyeurs du Travail social", vient d’être écrite par Muriel BOMBARDI et Keltoum BRAHNA, et éditée en février 2016 par le syndicat SUD-Solidaires des collectivités territoriales. C’est une réponse d’assistantes sociales qui refusent que leur travail soit pensé et prescrit par des bureaucrates.

Muriel et Keltoum travaillent depuis près de 20 ans au Conseil Départemental de Seine-St-Denis, qui emploie 350 assistantes sociales. Pour ne plus subir l’évolution de leur métier elles ont décidé d’écrire cette brochure.

Elles ont présenté cette réflexion à l’IREIS à Firminy le 12 Janvier 2017.
Ci-dessous, une synthèse de cette brochure et des liens pour découvrir le Manifeste du travail social qui a été écrit au cours des Nuitsdebout du Printemps 2016
"Nous sommes dans une machine qui rouille mais ne s’arrête pas. Nos sentiments entrent en contradiction avec une vitrine de l’institution faite de guides de bonnes pratiques, de "chartes qualité" et d’enquêtes de satisfaction du service rendu.
Nous pouvons utiliser des références sociologiques, historiques, philosophiques, mais nous parlons de notre place d’assistantes sociales".

On peut échanger avec les deux auteures en leur écrivant : muriel.bombardi@neuf.fr , kbrahna@yahoo.fr

Josiane Günther

Les fossoyeurs du Travail social

Cette brochure reprend tous les bouleversements du métier et de l’administration.

Depuis 2008, on voit apparaître de nouveaux mots. Dans le cadre de la réorganisation des services, on parle aujourd’hui en terme de management. Le bilan d’activité est devenu le rapport annuel des performances. On parle en terme de "flux" et de "stocks" à propos des personnes non contractualisées au RSA.

L’objectif est que le travail devienne mesurable, comparable d’un service à l’autre, à l’aide des chiffres. Parce qu’il faut désormais gérer les deniers publics.

On n’attend donc plus qu’une assistante sociale propose des accompagnements dans le temps long, mais réponde juste à la demande exprimée. Il n’y a donc plus de prise en compte du temps des personnes.

En 2012 des directeurs généraux des services (DGS) de trois conseils départementaux ont écrit un article intitulé : "L’action sociale : boulet financier ou renouveau de la solidarité ?

Cet article exprime une vision de l’action sociale partagée dans les hautes sphères institutionnelles puisqu’un des DGS à l’origine de cet article a depuis rejoint le ministère chargé de la MAP (Modernisation de l’action publique).

Nos pratiques professionnelles ne sont pas les mêmes. Celle des DGS n’est jamais confrontée avec le vécu des personnes que nous rencontrons. L’inacceptable dans cet article, est qu’ils tentent de gommer tout enjeu de pouvoir, de domination et d’organisation hiérarchique dans les relations qui les lient aux usagers comme aux travailleurs sociaux.

L’objectif de cette brochure est de revisiter certaines notions du travail social telles que la temporalité, l’autonomie, l’accès aux droits ou l’action collective.

Le temps de la relation d’aide

Les DGS déplorent la multiplicité des dispositifs qui "transforment les services sociaux en guichets", porteurs d’offre de prestation plus que d’accompagnement, "empêchant une appréhension globale des problématiques des usagers". C’est pourtant eux qui ordonnent la mise en œuvre de réorganisation et de procédure qui engendrent une standardisation du travail !

Un exemple : la transformation, dans certains sites, de la polyvalence de secteur en pôles, un pôle d’accueil, un pôle d’accompagnement.

Un pôle "accueil" avec des AS spécialisées dans l’accueil de la première demande, sans avoir à assurer l’accompagnement, chargées de "trier" les demandes et décider de qui doit être reçu. Un pôle "accompagnement", avec des délai de RDV qui se rallongent (1 mois et demi avant un premier accueil). Les conséquences de cette nouvelle organisation c’est que la situation de la personne a continué de se dégrader. Il n’y a aucun fil conducteur pour le suivi des démarches nécessaires, les personnes sont perdues par manque de lisibilité du dispositif, certaines se désistent du fait du délai de rendez vous trop long.

L’objectif de l’administration est de réduire le coût financier. Une des solutions est de jouer sur le temps, le temps de l’AS mais aussi celui de la personne.

Or la spécificité de ce métier c’est que le même agent est censé assurer l’accompagnement du début de la demande jusqu’à ce que la démarche ait abouti.

Le soutien que demandent les personnes face à l’absence de logement, à une procédure d’expulsion locative, à la perte d’un emploi, à la régularisation de leur séjour... requiert des connaissances juridiques à affiner sans cesse, et donc du temps pour les recherches, les écrits, les contacts et le suivi des démarches. Les recours sur les décisions administratives (refus d’attribution du RSA, absence de proposition de logement,...) sont de plus en plus nombreux. Les procédures administratives se complexifient, les délais de réponse aux demandes des familles se rallongent. Pour le seul RSA activité, le non recours est estimé à 68% avec des causes multiples (manque d’information, complexité des formulaires, honte sociale...)

La réorganisation des services est faite à partir d’une philosophie de managers qui voudraient influer sur le temps d’entretien. La loi prévoyant la mise en place des MASP (Mesure d’accompagnement social personnalisé) estime qu’elles peuvent durer quatre ans. Elles sont mise en œuvre et financées par les départements qui invoquent un budget "contraint". Ils les accordent pour 6 mois renouvelables et les limitent à 18, 24 mois. La personne aidée et le travailleur social peuvent être tenus responsables de l’évolution insatisfaisante de la situation, sans tenir compte des raisons structurelles (chômage, accidents et maladies liés au travail, dysfonctionnement et retard des administrations...).

Pour l’administration, à quoi bon financer des mesures d’accompagnement si les "indicateurs" chiffrés sont mauvais ? Que peut-elle déduire de ces données chiffrées ? Que l’action sociale est inefficace ?

Ce serait gommer la multitude de facteurs qui entrent en ligne de compte : taux d’effort disproportionné, intervention tardive dans la situation, bailleurs plus ou moins conciliants...

Certains conseils départementaux ont tranché la question en décidant de supprimer les subventions aux deux associations qui faisaient de la prévention spécialisée au motif de leur manque d’efficacité, "après avoir observé que sur les territoires couverts par la prévention spécialisée les signalements ne diminuent pas".

Selon les DGS les travailleurs sociaux et la société doivent admettre l’échec de l’accompagnement social.

Nous ne considérons pas l’accompagnement comme une course aux objectifs, "l’AS doit aux personnes une aide d’une durée aussi longue qu’existe la situation..." (Code de déontologie souvent mis de côté parce qu’on ne lui attribue pas de valeur légale juridique).

Art.18 : "Lorsqu’il intervient l’AS procède à une évaluation aussi complète que possible... "

Pour un DGS, un accompagnement social doit être mesurable, il doit lui être attribué un temps, quel que soit le résultat de l’action, même en cas d’échec.

L’autonomie

Selon les DGS, la garantie des droits financés par la solidarité ne se suffit pas à elle même. "elle doit être complétée par une plus forte mobilisation des ressources de l’usager et par une mobilisation active de son environnement économique et social". Se centrer sur les capacités des usagers. Les considérer comme des sujets des politiques locales. Partir de leurs points forts, notion d’empowerment.

Chaque personne a une sphère (famille, amis, voisins...) qui peut être un point d’appui et qui peut nous faire l’économie d’une intervention sociale.

L’autonomie des personnes se définit en rapport à des manques (ne pas avoir de logement, d’emploi, ne pas parler français...)

Le rôle de l’AS n’est pas de faire adhérer à des principes, des normes.

Dans l’injonction d’autonomie, on retrouve l’apprentissage de la langue française. Elle est devenue un critère de sélection des salariés et des candidats aux emplois les moins qualifiés et les plus pénibles. Au coeur de cette injonction, il existe un paradoxe : la baisse du budget de l’Etat alloué aux formations linguistiques, elles sont essentiellement centralisées au sein de l’OFI (office français de l’immigration et de l’intégration).

Il est aussi question de supprimer le budget des interprètes, qui est la base de la parole et de l’écoute pour aider chaque personne dans ses démarches. Tout est centralisé par l’ISM, une association reconnue d’utilité publique, une société privée.

Etre pauvre, une activité à temps plein. Faire des démarches pour le maintien de certains droits, des recherches de mode de garde, d’emploi... Toutes ces démarches représentent une activité à temps complet pour laquelle les personnes devraient être rémunérées !

Les travailleurs sociaux voient peut être ce déploiement de courage comme une énième obligation de la personne si elle veut se sortir de la galère. Mais ils ne considèrent pas toujours que les démarches peuvent être vaines parce que la loi est inappliquée et que les droits sont une quête du Graal semée d’embûches.

Le terme d’autonomie tel qu’il est utilisé renvoie à la responsabilité individuelle. Mais l’individu est dépendant de ce qui dans son environnement le façonne, et son autonomie se construit avec ces dépendances. Le rôle de l’accompagnant est de tenir compte des fêlures et de se mettre au rythme du cheminement des personnes. L’accompagnement social peut être une bataille menée en commun.

L’inversion majeure des DGS est de vouloir faire croire que la loi ne joue qu’un rôle mineur dans ce qu’ils nomment l’autonomie des usagers. Ils sont auto-entrepreneurs de leurs propres galères. La multiplication des règles, contrôles, critères, dispositifs ne fait que repousser les limites de leur asservissement aux institutions, à la productions, aux patrons...

L’accès aux droits

Pour ce qui concerne le droit au logement, l’art. du code de l’action sociale et des familles stipule que l’hébergement est obligatoire pour toute situation où l’entretien et la sécurité des enfants est compromis. D’où les demandes de financement de nuit d’hôtel pour les familles qui dorment à la rue. Le DAL note régulièrement des refus illégaux dans le département. "Les personnes se reposent toujours sur les pouvoirs publics".

Le collectif

De la plume des DGS, le travail social devrait s’ouvrir sur le partenariat et le développement local. Le travail social serait trop centré sur la relation d’aide individuelle. L’action collective est donc à encourager. il est donc prévu d’organiser des groupes d’usagers pour faire face aux dépenses d’énergie, l’estime de soi... Il y a confusion entre réunion d’information et action collective.

Comment encourager des espaces collectifs de confrontation de vécu pour élaborer des savoirs communs ? Notamment dans la bataille pour l’accès au logement.

Les actions collectives qui s’engagent sans connaitre par avance le résultat final n’ont pas de place au sein de l’institution. On attend une finalité, des objectifs à atteindre. Du point de vue de l’institution si on parle d’action collective, il est préférable que l’administration et les managers en soient à l’initiative. Pour les décideurs, il n’est pas acceptable que des AS puissent concevoir sans l’aide d’experts un projet qui parte de ce que les personnes vivent et leur disent. Pas plus qu’il n’est envisageable que ce projet évolue et soit alimenté par les personnes directement concernées. Il ne faudrait surtout pas que l’administration se laisse déborder par des revendications qui pourraient surgir ou des actions jugées illégitimes comme l’occupation d’un bâtiment vide.

Evaluation du TS, le rapport annuel des performances

Préciser les tâches, les missions, les objectifs, les évaluer pour mesurer le travail de chaque salarié, et n’évaluer que les activités quantifiables.

Des outils révélateurs de l’idéologie en oeuvre. Le bilan est transformé par une demande de chiffres.

Nous souhaitons rendre compte, évaluer, mettre en valeur plutôt que de rendre des comptes.

L’encadrement

Il y a une quinzaine d’années, le terme de management n’existait pas dans le vocabulaire. Nous avions des responsables elles mêmes AS de métier. Nous n’avions pas de lien hiérarchique, ces responsables occupaient une fonction de conseil technique. L’encadrement était une courroie de transmission entre les agents et la hiérarchie.

Puis des formations en management sont devenues obligatoires, et ont été assorties d’une charrette de promotion. S’en est suivi un éloignement du travail réel au profit du travail prescrit, avec la mise en place de procédure et de protocole inter-services, l’obligation de respecter les échelons hiérarchiques qui se sont multipliés.

Ces encadrantes ont intériorisé un rôle de comptable et se sont soumises à des logiques budgétaires. Elles sont ainsi devenues des courroie de transmission descendante de l’institution employeuse vers les équipes. Les Missions des AS s’effacent au profit "d’objectifs" établis par leurs cadres.

Nous adapter à la mutation du travail social ne sauvera pas nos métiers. Cette adaptation signifie notre adhésion au diktat du coût, au contrôle par objectifs, à l’obligation de résultat.

Réapproprions-nous notre travail social, habitons nos mots, ce que nous faisons et comment, portons les mots et les maux de ces femmes, hommes et enfants que nous rencontrons au quotidien, dans le cadre de nos missions. N’utilisons pas les mots des DGS et n’agissons pas comme les fossoyeurs du travail social.

Des conseils de lecture

- "Convention managériale et nouveau gouvernement des pauvres" Pascal Martin

- Manifeste du TS
Ecrit dans le cadre des nuits debout, des travailleurs sociaux se réunissent tous les dimanches, au printemps 2016, un groupe décide d’écrire un texte pour expliquer la situation actuelle du travail social, pour la penser et envisager son avenir.

Ce manifeste tente de montrer à quel point le néolibéralisme s’attaque avec méthode et continuité à l’état social né de la seconde guerre mondiale et du Conseil National de la résistance.

"Dans le même temps nous cernons avec acuité en quoi le travail social est plus que jamais utile à une société juste et humaine. Plus que de le sauver, tellement dénaturé qu’il est, c’est une invitation à le refonder".

Une page est dédiée au Manifeste du travail social sur le site de la Maison de l’Edition "Le social en fabrique" pour entrer en contact avec les auteurs. https://www.lesocialenfabrique.fr