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Lire Benasayag, Abécédaire de l’engagement
Devenir minoritaire
"La minorité, c’est tout le monde, la majorité, c’est personne"
lundi 2 mai 2005
"Le devenir minoritaire n’est pas le fait d’une avant-garde quelconque qui serait dotée d’une conscience supérieure aux autres. Nous vivons un moment où émerge une multiplicité de pratiques. Celles dont je vais parler ici sont très minoritaires et peu repérables. C’est par exemple l’expérience des bus méthadone : médecins, infirmiers, éducateurs reçoivent des toxicomanes, leur délivrent des calmants et le produit de substitution, la méthadone, des seringues propres... Ce qui se passe là est quelque chose de très subversif. Tout ce personnel a été formé dans l’idéologie médicale qui fut le modèle de la société disciplinaire : de même que le patient qui souffre appartient au médecin, l’élève ignorant appartient à son professeur, les peuples non évolués aux colons, etc. Ces médecins inventent dans ce bus, et souvent sans le conceptualiser, un tout autre type de rapport. Ils refusent tout à priori sur le toxicomane qu’ils vont rencontrer, ils intègrent l’idée que le comportement humain est régi par des boucles autonomes qui ne sont pas centralisées par le moi. Pour mesurer la révolution que suppose cette conception, il faut s’arrêter un instant sur la définition de cette boucle autonome. Un insecte, par exemple, a des cellules photosensibles qui réagissent à la lumière. Au contact d’une intense lumière, la boucle autonome fonctionne tellement bien que l’insecte brûle. Il n’y a pas suicide mais preuve qu’aucune instance centrale, unifiante, n’est capable de se préoccuper de ses cellules photosensibles. Considérer la toxicomanie comme une boucle autonome revient à dire que le toxicomane ne se réduit pas à sa toxicomanie, qu’il ne l’a pas choisie non plus. La toxicomanie tient à une mauvaise rencontre qui crée une boucle autonome.
Dans ce bus, médecins et toxicomanes expérimentent une pratique non disciplinaire de la médecine, et donc un rapport social non disciplinaire, dans lequel le patient est accepté comme une multiplicité et n’est pas réduit à une conscience qui devrait discipliner un corps. Cette expérience est minoritaire car elle ne parle pas de tout le monde mais de ces gens pris ensemble dans cette situation. Mais pour autant elle parle à tout le monde, car d’elle on peut déduire les fondements possibles de nouveaux rapports sociaux. A l’opposé, une expérience majoritaire qui prétend parler de tout le monde ne dit finalement rien à personne. C’est cette réflexion qui faisait dire à Deleuze : "La minorité, c’est tout le monde, la majorité, c’est personne". Dans cette expérience minoritaire qui ne pose pas du tout la question de son extensivité, tout le monde est capable de reconnaître quelque chose qui le concerne intimement, par analogie.
Le bus méthadone permet aussi de penser ce que j’appellerais "l’efficacité paradoxale". Cette initiative s’inscrivait au départ dans la lutte contre le sida. La prévention ne passe plus désormais par là et pourtant cette action est poursuivie. L’intention consciente ne représente jamais qu’une part minime de nos actions. Dans ce devenir minoritaire qui dépasse largement la mission officielle de départ, c’est aussi une autre utilisation de la technique qui apparaît possible. Dans la médecine actuelle, les nouvelles techniques orientent la clinique. Ici, le rapport est inversé.
Face à ces pratiques minoritaires, la langue de notre époque est en retard. Elle ne dispose que de termes majoritaires. Il est possible d’utiliser cette langue autrement que dans sa visée universaliste, en philosophie, en poésie. Il nous faut en quelque sorte devenir minoritaires, développer notre travail à tel point qu’il ne parle pas de tout le monde mais à tout le monde.
La philosophie doit opérer un retour sur elle-même. Devenir minoritaire signifie devenir un lieu où se construit un universel concret, où se retisse du commun. L’expérience amoureuse permet cela. Deux amants ne s’occupent pas de la définition générale de l’amour. Leur histoire parle à tout le monde même si elle ne parle que d’eux. La minorité trouve sa structure là : elle parle à tout le monde mais elle n’est assumable, compréhensible que dans la singularité. Si l’amant se met à parler d’amour abstrait, il n’est plus dans l’amour mais dans un langage désubstantialisé. La minorité est pur présent. Il nous est très difficile de penser la politique et l’existence en ces termes car nous disposons d’une langue et de concepts abstraits qui dévaluent le présent. Tous les mots de la politique ont toujours visé la chimérique construction du non-éphémère. Ces pratiques minoritaires acceptent en leur cœur l’éphémère, car elles savent qu’au sein de l’éphémère émerge l’irréversible.
Les indiens qui occupent les terres en Amérique latine depuis vingt-cinq ans ne veulent pas exporter leur modèle, ni vaincre le capitalisme ou le néolibéralisme ; la langue politique leur est étrangère. Les étudiants des villes ou les Européens qui viennent les voir ne cessent de s’étonner de cela : ils parlent de leur vie au quotidien, des nouveaux types de maisons qu’ils construisent, des cultures qu’ils développent. La question "êtes-vous anti-capitalistes ?" ne renvoie pour eux à rien de concret. Ce qu’ils affirment, c’est une légitimité de vie qui dépasse la généralisation de leur expérience et la complexité d’un pays.
Les forums sociaux européens sont malheureusement parfois la caricature de cela. Les officiels de l’alternative disent qu’"un autre monde est possible" et ne font rien. Un simple énoncé ne créera jamais de nouveaux possibles. Les leaders des forums comme la gauche sont encore prisonniers de cette langue défaillante, ils continuent à viser un universel abstrait et passent à côté de l’universel concret à l’œuvre dans ces devenirs minoritaires.
Les concepts qui émergeront à partir de et en relation très étroite avec ces pratiques minoritaires seront toujours plus puissants que ceux qui s’élaboreront dans des laboratoires de philosophie fermés et autoréférentiels. La question est moins celle du sophisme que de l’impuissance à laquelle condamne la philosophie si elle se coupe de ces actions. La philosophie ne pourra retisser une langue qu’en épousant ces devenirs minoritaires. Le philosophe n’est pas celui qui se place au-dessus de la situation comme pour la diriger. Il y a des situations philosophiques plus que des philosophes, des situations où se pose la question du sens, de l’être. Ces situations interrogent philosophiquement tout le monde. Dans la situation du bus méthadone, le philosophe fait partie du soubassement comme le chauffeur, le médecin, l’assistante sociale, le toxicomane.... Dans un second temps, il prendra la mesure de toute cette expérience, réfléchira à ce qui s’est passé, l’agencera avec autre chose... Mais pour l’heure, il participe à la construction du commun, en tant que philosophe, certes, mais pareillement à tous les autres. Tous ces devenirs minoritaires convoquent la philosophie aujourd’hui. Celui qui veut faire de la philosophie en acte a la responsabilité d’y répondre.
La grande tentation de la philosophie minoritaire, celle de Deleuze, a été de créer des néologismes. Pour parer à la perte de substance dans la langue, il fallait créer des mots qui en seraient davantage chargés. Je ne crois pas à cette voie. Mieux vaut trouver de nouveaux agencements comme dans la poésie. Un poème est réussi lorsqu’il rend présent la substance, "l’aube profonde" de la pensée. La situation exige des mots, au philosophe de les agencer pour répondre à cet appel ontologique. Ce travail ne saurait se réduire à un jeu théorique mais doit s’inscrire dans une pratique. Se mettre en contact avec les pratiques, discuter avec les militants est beaucoup plus compliqué que de faire débat dans un laboratoire. Ces mots qui s’agencent si bien en petit comité doivent être mis à l’épreuve du réel. De cette confrontation seulement naîtra une langue substantialisée. La puissance d’un concept, d’une langue, dépend de l’incessante mise à l’épreuve du réel qui décrétera ces agencements valables ou non. La philosophie a à voir avec la pratique.
Renvois : Action restreinte, Engagement, Marge, Philosophie, Réversible."
Pour contacter Miguel Benasayag et le collectif Malgré tout : malgre-tout@wanadoo.fr
"Abécédaire de l’engagement" est paru en octobre 2004 chez Bayard. 270 pages. 20 euros. ISBN 2.227.47414.9.
Voir aussi sur ce site : Action restreinte et altermondialisme
D’autres livres récents de Miguel Bensayag :
"Résister, c’est créer " - Florence Aubenas et Miguel Benasayag
La Decouverte - 2002.
"La fragilité" - Miguel Benasayag
La Decouverte - 2004.
"Du contre-pouvoir" - Miguel Benasayag Diego Sztulwark
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"La fabrication de l’information - Les journalistes et l’idéologie de la communication" - Florence Aubenas Miguel Benasayag
La Decouverte - 1999.
"Le mythe de l’individu" - Miguel Benasayag
La Decouverte - 2004