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De retour du Forum Social Mondial de Caracas/Vénézuela...

Témoignages au coeur du processus bolivarien

dimanche 26 février 2006, par Carmen Calzadilla, Martine Toulotte

Nous sommes allées au Forum Social Mondial, Carmen Calzadilla, déléguée du CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde) et moi-même déléguée du réseau DRD (Démocratiser Radicalement la Démocratie). Nous sommes restées quelques jours de plus à Caracas, pour rencontrer des relais-clés et approfondir les changements apportés par le processus bolivarien sur lequel nous avions travaillé l’année précédente dans le cadre d’une journée sur les résistances. Carmen est d’origine Vénézuelienne, et nous avons été reçues par sa famille, ce qui a été une grande chance pour nous car ils sont tous investis dans le processus bolivarien. Nous avons rencontré sur place dans les ateliers sur la dette, Annie Givelet qui était depuis plusieurs jours au Vénezuela. Nous ne prétendons pas avoir une vision complète du FSM et des bouleversements intervenus au Venezuela. Nous voulons simplement apporter le témoignage de ce qui nous a marquées.

Le Forum Social Mondial

Le FSM a duré 6 jours. Il y avait à peu prés 100 000 personnes, venues essentiellement d’Amérique du Sud. Dans la mesure où j’ai participé à 2 autres FSM à Porto Alegre, je peux rendre compte de l’évolution. Il y avait une volonté affirmée de faire participer les habitants de Caracas. Sur la TV alternative Tele Vive, un message passait en boucle "Otro mundo e posible con tigo" (Un autre monde est possible avec toi) et il était demandé à tous ceux qui pouvaient loger des personnes d’appeler un numéro de téléphone. Au FSM, les Vénézueliens et en particulier les gens de Caracas étaient très présents et nous avons vu de longues queues de vénézuéliens qui cherchaient leur accréditation gratuite. Il y avait une énergie, une mobilisation encore beaucoup plus forte qu’à Porto Alegre.

Ce forum se tient à un moment historique pour les peuples d’Amérique du Sud : Ce FSM se déroulait au Venezuela, pays qui tient tête aux USA, Evo Morales, premier président indien du continent venait d’être élu en Bolivie, Cuba sortait de son isolement en Amérique latine, l’Argentine avec Kirchner venait d’accueillir à Mar del Plata une rencontre qui avait vu la déroute du projet de libre commerce Nord Américain, l’Alca, et Lula nouait des relations avec ses partenaires du Sud, ce qui permet d’espérer un virage à gauche. Les Mouvements sociaux des différents pays s’affirmaient tous comme américains du Sud et on découvrait que l’Alba (ALternative Bolivarienne pour l’Amérique) n’était plus seulement un projet, qu’elle était en marche. La référence à Bolivar et à l’aube n’est pas fortuite, elle reprend l’œuvre commencée par Bolivar de créer une seule nation d’Amérique du Sud, libre et indépendante. L’Alba est un contre-projet à l’Alca, mais un réel contre-projet qui ne se contente pas d’établir d’autres relations commerciales entre les pays d’Amérique du Sud comme le projet de gazoduc, mais l’Alba remet l’homme au cœur du développement et détrône la toute puissance de la marchandise.
Telesur, télévision pour les peuples d’Amérique du Sud, témoigne de cette nouvelle orientation. Cette télévision qui a été lancée en juillet dernier associe le Venezuela, l’Argentine, Cuba et l’Uruguay. Elle s’affirme comme une contre CNN. Les peuples d’Amérique du Sud ont été abreuvés pendant des décennies d’informations et d’images produites par des groupes médiatiques transnationaux du Nord. Cette récente initiative où collaborent des équipes du Sud du continent apporte enfin une image de la réalité vécue et des informations faites par des journalistes sur place en lien avec les mouvements sociaux. Les USA ne s’y sont pas trompés, et ont qualifié Telesur "de menace pour les Etats-unis". (Possibilité de capter cette chaîne sur Internet : www.arcoiris.com ou www.telesurtv.net )
Chavez est intervenu, à un très grand rassemblement de plus de 100 000 personnes, au stade Poliedro, contre la guerre menée par l’impérialisme Nord américain, en Irak. Il faut savoir que le gouvernement et le peuple se préparent activement au cas où les troupes nord américaines envahiraient le Vénezuela. A l’issue du forum, une journée mondiale contre la guerre, le 18 mars, a été décidée.

Un autre point qui nous a frappées est la force de la mobilisation contre le FMI et la Banque Mondiale. Ce slogan était repris par de grandes assemblées ; "No debemos, no pagamos" ("Nous ne devons pas, nous ne payons pas") et beaucoup arboraient des tee shirts sur lesquels on pouvait lire : "Deuda somos nosotros los acreedores" ("Dette, nous sommes, nous, les créanciers"). Carmen, quand nous sommes rentrées en France, en évoquant l’ampleur de cette lutte m’a dit à juste titre : "nous devrions changer le nom du comité pour l’annulation de la dette du tiers monde et nous appeler Comité pour le remboursement des pays du Nord aux pays du Sud".

Chaque jour paraissait un journal du FSM, "Terraviva". Ce journal n’était absolument pas complaisant avec le FSM. Le premier numéro donnait la parole aux jeunes, évoquant le manque d’organisation du campement de la jeunesse. Le numéro suivant sur une page entière donnait la parole au Forum Social Alternatif, contre forum libertaire avec ce titre reflétant parfaitement l’esprit de cette autre initiative ; "Comment changer le monde sans prendre le pouvoir". Dans ce journal, on pouvait aussi retrouver dans les pages centrales des échos du forum de Bamako. En effet, cette année, le Forum Mondial avait choisi d’être polycentrique, de se dérouler à Bamako, à Caracas et à Karachi. Le forum de Karachi se tiendra dans deux mois, en raison du tremblement de terre survenu dans ce pays.

La révolution bolivarienne

Si nous sommes allées au FSM à Caracas, c’était aussi pour essayer de mesurer sur place l’importance des changements réels intervenus pour le peuple vénézuélien. Nous avions beaucoup lu d’articles sur Internet en consultant différents sites, "Risal", réseau d’information en français sur l’Amérique Latine, "Rebelion", réseau en espagnol d’informations alternatives sur les Mouvements Sociaux. Mon réseau DRD avait été alerté par un 4 pages au mois de juin sur le Venezuela qui parlait de démocratie participative au niveau d’un état. C’est la première fois qu’un Etat se réclamait de cette démarche et nous voulions voir s’il ne s’agissait que de mots ou si nous étions réellement en présence d’une autre manière de faire de la politique.
Dans la mesure où nous étions reçues par la famille de Carmen, dont tous les membres étaient à un titre ou à une autre partie prenante du processus, nous avons pu approfondir certaines questions tout simplement en partageant leur vie quotidienne. Il est important de savoir que la famille de Carmen n’était pas une famille de militants, mais une famille simple qui a pu mesurer les changements apportés, et pas seulement matériels. Ce qui nous a interloquées tout au long du séjour, dans nos multiples échanges, c’était de voir combien les valeurs morales de la personne humaine, de la solidarité, de la participation, de la démocratie, de la justice sociale, structurent les interventions des uns et des autres. Pour nous, venant de France, cela était complètement inhabituel.

Un des axes fondateurs est la formation tous les niveaux à travers différentes "missions" : Mission "Robinson" pour l’alphabétisation des adultes, mission "Ribas" pour les adultes qui veulent reprendre leurs études et devenir bacheliers, mission "Sucre" pour les universitaires. Nous avons eu l’occasion de discuter avec différentes personnes qui avaient suivi ces parcours. Et à chaque fois, nous avons pu mesurer combien ces cursus ne se contentent pas de distribuer un savoir mais contribuent à former un être humain en vue de transformer la société.
Nous avons pu découvrir avec Mario, un frère de Carmen, directeur d’école qui va des tout-petits jusqu’aux adolescents de 18 ans, l’importance donnée à la pédagogie et la formation morale des jeunes. Mario est directeur d’une école dans un quartier très pauvre au sommet d’un morro. Cette école s’occupe non seulement de la pédagogie, mais aussi du bien être des enfants. Les enfants qui ne mangent pas à leur faim dans le "barrio" ont droit au cours de la journée à trois repas gratuits, à l’école.

Un autre de nos étonnements a été de découvrir combien les Vénézuéliens étaient parties prenantes des choix politiques. En nous promenant dans le marché, nous sommes tombées régulièrement sur des étals qui vendaient la Constitution bolivarienne. Il s’agit d’un petit livre bleu grand comme le pouce avec une couverture bleue qui se vend au prix d’un euro. En discutant avec le marchand nous avons appris que ce petit livre avait été vendu à plusieurs millions d’exemplaires et nous avons rencontré des gens qui pouvaient citer les articles qui concernaient leurs besoins vitaux ou leurs champs d’action. Les gens connaissent la constitution qui est LEUR œuvre.
En effet, en 1998, quand Chavez a été élu pour la première fois, il a organisé un référendum pour savoir si les Vénézuéliens voulaient travailler sur une nouvelle constitution. Entérinant la réponse positive, il a organisé un vote devant désigner des élus constituants. Cette assemblée constituante a, à son tour, convoqué des assemblées populaires et la nouvelle constitution est vraiment le résultat de ce travail. Il est donc tout naturel que le peuple se reconnaisse dans cette constitution qu’il a ensuite été largement approuvée. Sur le même étal, on trouve des petits cahiers de différente couleur qui sont les lois prises en application de la constitution et les gens achètent ces petits cahiers. Par exemple l’article 82 rappelle le droit au logement et la loi d’application accorde un titre de propriété à toutes les familles qui ont construit leur maison de bric et de broc en occupant les terrains de manière illégale. Ces familles ont droit à un titre de propriété si elles se réunissent en comité de voisinage et réfléchissent ensemble aux questions d’adduction d’eau, d’évacuation des ordures, de garde des tout-petits, de scolarité des plus grands, etc... On voit bien, par cet exemple, comment le gouvernement accorde des droits réels aux gens tout en encourageant la démocratie participative.

Quand nous rentrions, le soir, et que Carmen retrouvait sa famille, je restais "scotchée" devant la télévision, ce qui est tout à fait étonnant car je ne le regarde pas en France. Il y avait un canal, le canal 8, qui diffusait des images que je n’avais jamais vues sur aucune télé. Le soir, je regardais pendant des heures toutes sortes de programme. C’était une télé où il n’y avait jamais de publicité pour des objets, mais régulièrement les programmes étaient entrecoupés de petits spots encourageant des enfants, des jeunes, des vieux à lire "Don Quichotte" ou les "Misérables", de petits courts-métrages sur Gandhi et la Paix, d’autres d’assemblées vivantes encourageant les gens à la participation. Les nouvelles étaient vivantes et de nombreux reportages sur les quartiers reflétaient la vie des gens. J’ai même vu deux jours de suite, le président du Parlement élu depuis décembre, homme d’une trentaine d’années, dialoguant sur une place publique avec de nombreuses personnes et quand je me suis renseignée sur cette assemblée de rue, il m’a été répondu qu’il l’appelaient "assemblée parlementaire de rue", que c’était tout nouveau, et qu’il n’était pas sûr que ce soit une bonne solution mais qu’il fallait essayer, puis évaluer. Cette recherche, ces innovations continuelles sont caractéristiques du processus bolivarien.
Ce canal 8 est celui de "Tele Vive". Nous sommes allés dans les locaux et avons rencontré le coordinateur. Cette télé, télé alternative est née en novembre 2003. Elle a vu le jour après le coup d’état de 2001 contre Chavez où le peuple vénézuélien a été secoué par le rôle joué par tous les médias qui ont largement appuyé l’opposition et qui ne rendaient pas du tout compte de la réalité de la mobilisation populaire. Cette chaîne est née dans le quartier de Catia et son animatrice Blanca Eckourt est devenue responsable de Tele Vive. C’est une toute autre conception du travail. Les journalistes trop formatés ont été écartés. À la place, des jeunes des communautés ont appris le métier. Le journaliste n’apparaît jamais sur le devant de la scène commentant des évènements, la parole est toujours donnée aux gens en direct. Les reportages d’une huitaine de jours sont préférés et pendant les 2 premiers jours, les thèmes sont redéfinis avec les gens. (Un des coordinateurs, belge,Thierry Deronne, vient à Grenoble, le 18 mars, dans la cadre du festival Attac, présenter son film, "Le passage des Andes").

Quand on parle des gens et des vénézuéliens, on parle essentiellement des plus pauvres qui étaient très nombreux et qui ont été rejoints par une frange de la classe moyenne. Il faut savoir qu’il continue à exister au Venezuela une opposition très forte et très active. En peu de jours, nous avons vu deux mobilisations de la droite dans la rue.
Nous allons sans doute être perçus comme "chavistes". Nous avons toujours demandé à nos interlocuteurs de nous dire ce qui à leur avis n’allait pas. Immanquablement, ils nous ont tous répondu qu’il s’agissait d’un processus en cours qui partait d’une société très inégalitaire et marquée par la passivité, qu’ils s’étaient mis en route dans une direction, mais qu’ils partaient de très loin et qu’on ne changeait pas une société par un coup de baguette magique. La plupart ont souligné la corruption qui continue à régner et à laquelle n’échappe pas le gouvernement, la bureaucratie, l’insuffisante participation. Il y a sans doute d’autres tares que nous n’avons pas vues. Il ne faut surtout pas retomber dans les graves erreurs du stalinisme, qui masquait une partie de la réalité mais que cela ne nous rende pas sceptiques et nous empêche de voir que là se recherchent et s’inventent d’autres chemins "vers un monde possible".
Il est vrai que tout cela ne change pas notre réalité marquée par les attaques Villepin, Sakorzy..., mais, en Amérique du Sud, on apprend en ce moment que l’histoire des peuples peut recommencer, aussi noir qu’ait été le passé. Et ça pour nous, c’est important de se le répéter en ce moment.
Nous sommes plusieurs bien décidés à faire connaître et soutenir ce processus bolivarien. Nous avons lancé en novembre un collectif "Alba", qui dépasse les frontières du Venezuela. La prochaine réunion est le 22 mars à 20h 30 à la Maison des Associations, rue Berthe de Boissieux à Grenoble. Nous accueillerons avec plaisir tous ceux qui veulent nous rejoindre.

Carmen Calzadilla
Martine Toulotte

 Ce texte est publié est également en ligne sur le site du Réseau DRD : www.ar-drd.org