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La dérive sécuritaire : Me Henri Leclerc appelle à avoir du courage
mercredi 3 mai 2006, par
Le 12 avril a eu lieu à St-Etienne une conférence-débat très intéressante de la LDH avec Henri Leclerc (1). Le président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme a mis en perspective les différentes étapes de la dérive sécuritaire, ce qui donne beaucoup a réfléchir.
Aujourd’hui, les discours sur la "sécurité" et "l’insécurité" sont omniprésents. On baigne dedans. Et avec les échéances électorales qui arrivent, il est à craindre que ça s’amplifie. Il était donc bienvenu de refaire un peu le film...
Si ça pouvait susciter des vocations pour s’opposer sérieusement à la politique sécuritaire de MM Thiollière, maire de St-Etienne, et Clément, président du conseil général et ministre de la Justice...
La sécurité 1ère des libertés et 1er des droits de l’homme ? Depuis quand ?...
Tout en convenant que la dérive avait commencé avant, Me Henri Leclerc estime que "la sécurité a envahi le champ politique depuis 2002". On nous explique maintenant que "la sécurité est la 1ère des libertés". Hors, la sécurité n’apparaît pas comme concept juridique avant les années 80.
Un détour par les grands textes sur le sujet est éclairant...
Que dit la "Déclaration des droits de l’homme et du citoyen" de 1789 ?...
C’est son article 2 qui définit les "droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression."
La sûreté est donc l’un des quatre droits fondamentaux. Mais est-ce que "sûreté" individuelle et "sécurité" sont synonymes ? C’est important cette question car la sûreté est un fondement du droit. Eh bien la sûreté c’est la garantie de chacun contre l’arbitraire de l’Etat.
Trois articles de la Déclaration définissent ce qu’il faut entendre par sûreté :
L’article 7 : "Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance."
L’article 8 : "La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée."
L’article 9 établit la présomption d’innocence : "Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi."
Voilà comment la Déclaration de 1789 définit la "sûreté". C’est la protection contre l’arbitraire. Et c’est l’autorité judiciaire qui garantit la sûreté des citoyens.
Que dit la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 ?
C’est dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 1948 que la sécurité apparaît pour la première fois au plan juridique. Mais ce n’est pas du tout au sens d’aujourd’hui !
Les articles 22 et 25 énumèrent des droits à la "sécurité sociale" :
"Article 22. Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays."
"Article 25. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté..."
La "sécurité" que définit la Déclaration de 1948 n’a donc aucun rapport avec le sens actuel de ce mot. Ce sens actuel a été inventé par le ministre Peyreffite en 1980, auteur d’une loi "sécurité et liberté" (2 février 1981) élaborée à la demande de Giscard après la peur de 1978 et pour préparer les élections de 1981. C’est alors qu’il est question de "sécurité première des libertés", et de limitation drastique des libertés individuelles, pour cause de citoyens menacés et qui ont peur en raison de la montée de la violence et de la délinquance...
Cette loi a été abrogée par la gauche dès 1981. Mais la quasi totalité de son contenu sera reprise dans quatre lois sécuritaires ultérieures.
Sûreté et sécurité, ce n’est pas la même chose !
Voilà pour l’historique. Mais que dit le dictionnaire ? Henri Leclerc cite le dictionnaire de l’Académie Française - 8è édition...
sûreté : "état de celui qui n’a rien à craindre pour sa fortune ou sa personne". C’est un droit.
sécurité : "confiance, tranquillité d’esprit qui résulte de l’opinion bien ou mal fondée qu’on n’a pas à craindre de danger". Ce n’est pas un état, ce n’est pas un droit, c’est une opinion, un sentiment.
Il est vrai qu’il existe une insécurité (violence, délinquance...). Mais on oublie toujours l’insécurité sociale, qui crée un sentiment d’insécurité, et sur laquelle viennent se greffer ensuite d’autres problèmes...
Une dérive continue
C’est Pasqua (loi du 21 janvier 1995 "d’orientation et de programmation relative à la sécurité") qui a défini l’insécurité pour la première fois (2).
La sécurité est définie comme un droit fondamental : "article 1 - La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives..."
Il n’est pas question ici de sécurité sociale, de droits sociaux, il n’est question que d’ordre public, de protection des personnes et des biens...
Aucune allusion non plus à la sûreté personnelle et à la protection contre la tyrannie de l’Etat.
La Gauche ne changera pas cette définition. On se souvient de Jospin déclarant que "la gauche a été naïve en matière de sécurité". La gauche ne s’est pas battue sur ce terrain.
Ainsi la LSQ - Loi sur la Sécurité Quotidienne du ministre de l’intérieur Vaillant, adoptée en octobre 2001, reprend la formule de la Loi Pasqua, en y ajoutant une petite allusion à la sécurité sociale (la réduction des inégalités est mentionnée parmi les moyens à la disposition de l’Etat pour lutter contre l’insécurité.) :
« Art. 1er. - La sécurité est un droit fondamental. Elle est une condition de l’exercice des libertés et de la réduction des inégalités.
« A ce titre, elle est un devoir pour l’Etat, qui veille, sur l’ensemble du territoire de la République, à la protection des personnes, de leurs biens et des prérogatives de leur citoyenneté, à la défense de leurs institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics. (..)"
Au lendemain du 11 septembre, cette loi contient des mesures d’exception contre le terrorisme et des dérapages sécuritaires (3). Elle était censée être limitée à deux ans...
Sarkozy fera sauter cette limitation et la référence à la réduction des inégalités dans sa Loi sur la Sécurité Intérieure (LSI) du 19 mars 2003. Il aggravera la réduction des libertés et étendra les pouvoirs de la Police.
On a ensuite assisté depuis 2002 à une véritable dérive législative. "Plus du tiers du code pénal a été changé, ça n’arrête pas de changer dans le sens de la sévérité extrême en démantelant les garanties." Alors que la "sécurité sociale" est en régression constante "sous les coups de l’économie de marché" et que nous vivons "dans une société moins sûre".
Ce qui s’est passé dans les banlieues en novembre 2005 montre qu’il faudrait commencer par s’attaquer aux problèmes de la sécurité sociale. Cf le rapport des Renseignements Généraux, qui analyse ces évènements comme une révolte contre une "condition sociale d’exclus de la société française"...
Mais par exemple la LEC - loi pour l’égalité des chances, "est considérable sur le plan de la régression sociale... Cette insécurité sociale qui grandit génère un accroissement du sentiment d’insécurité. La confiance en une société qui progresse diminue. La société est de plus en plus incertaine de son avenir."
Là-dessus vient se greffer le rôle des médias, de la télévision qui apporte une vision anxiogène du monde... On reçoit le malheur et on recherche un bouc émissaire... Et monte la demande d’un Etat fort...
La dérive s’est accélérée : Loi Perben du 9 septembre 2002 qui s’attaque aux enfants - et Sarkozy veut liquider l’ordonnance de 1945 - loi Perben 2, loi sur la récidive, loi contre le terrorisme (29 novembre 2005), prochaine loi Sarkozy sur la prévention de la délinquance...
C’est un système de protection des libertés qui est démantelé : perquisition de nuit, contrôles d’identité généralisés, fouille des véhicules, suppression du droit au silence des personnes en Garde à vue, pose de micros et de caméras dans les appartements, rémunération des informateurs, statut des repentis (prime à la délation), témoins anonymes et policiers anonymes, centres éducatifs fermés pour les mineurs...
Tout cela est un système général qui s’est mis en place. Parallèlement, on a un affaiblissement des garanties judiciaires. Un renforcement des pouvoirs du Parquet. Et la généralisation des moyens techniques de surveillance : vidéo surveillance, moyens informatiques : carte INES (programme Identité Nationale Électronique et Sécurisée)... "Pour le moment on crée des fichiers. Ils ne sont pas encore couplés..."
Où mène cette dérive ? Aux USA, il y a 2 millions de prisonniers. L’équivalent pour la France serait 400 000 (déjà plus de 60 000 aujourd’hui).
Henri Leclerc déplore que la gauche n’ait pas eu le courage de s’opposer à cette dérive. "L’idée qu’on va gagner une élection en allant dans le sens de l’opinion est une erreur"...
Avoir le courage de s’opposer à la dérive sécuritaire
A une question sur les éventuels "bénéfices secondaires des caméras dans les rues, pour l’identification" des délinquants, Henri Leclerc indique que la télésurveillance signifie "la société entière surveillée".
On a une dérive. "On est dans un état de droit mais un état où les droits régressent". Et on a un essai de convaincre l’opinion publique d’accepter cette dérive.
Il demande que la gauche ait du courage aujourd’hui, "l’opinion peut basculer mais elle a besoin de politiques qui choisissent (...) que les hommes politiques aient du courage"...
Question posée par un juriste, avec son expérience des jurés : "qu’est ce que l’opinion publique ?"
"L’opinion publique est un phénomène d’adhésion commune à un sentiment commun en fonction d’éléments émotionnels"..."Ce n’est pas la démocratie. Pour la démocratie, il faut des associations, des partis, des lieux pour la réflexion".
Intéressante, cette remarque, pour celles et ceux qui travaillent à construire une démocratie participative. Opinion publique et société civile, ce n’est pas la même chose ! La démocratie participative, la construction de la puissance et de l’autonomie de la société civile, qui est processus et construction de la réflexion collective et de la citoyenneté, c’est autre chose que le suivisme vis à vis de l’opinion publique.
Coté société, Henri Leclerc trouve encourageant ce qui vient de se passer contre le CPE. Il trouve intéressant aussi ce qui se passe autour d’Internet, phénomène nouveau, lieu d’échange et de circulation des idées, qui diffère de ce qui se passe avec les médias...
Notes
(1) Cette conférence : "La sécurité au risque de la liberté ?", était organisée à l’Université de St-Etienne par la LDH de la Loire. Une soixantaine de personnes y a participé.
(2) La Loi Pasqua - "Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité" indique :
"Article 1 - La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives.
L’Etat a le devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens.
Il associe à la politique de sécurité, dans le cadre de dispositifs locaux dont la structure est définie par décret, les collectivités territoriales et les établissements publics de coopération intercommunale ainsi que les représentants des professions, des services et des associations confrontés aux manifestations de la délinquance ou oeuvrant dans les domaines de la prévention, de la médiation, de la lutte contre l’exclusion ou de l’aide aux victimes."
(3) La LSQ (2001) stipule par exemple que :
Pour les voyageurs sans billet :
"Article 50 - (...) Toute personne qui aura, de manière habituelle, voyagé dans une voiture sans être munie d’un titre de transport valable sera punie de six mois d’emprisonnement et de 7 500 Euros d’amende.
L’habitude est caractérisée dès lors que la personne concernée a fait l’objet, sur une période inférieure ou égale à douze mois, de plus de dix contraventions (...)".
Pour les jeunes qui stationnent dans les halls d’immeubles :
"Article 52 - (...) Les propriétaires ou exploitants d’immeubles à usage d’habitation ou leurs représentants (...) peuvent également, en cas d’occupation des espaces communs du bâti par des personnes qui entravent l’accès et la libre circulation des locataires ou empêchent le bon fonctionnement des dispositifs de sécurité et de sûreté ou nuisent à la tranquillité des lieux, faire appel à la police ou à la gendarmerie nationales pour rétablir la jouissance paisible de ces lieux. »