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Jules Ferry, le fondateur de l’école laïque et républicaine, était aussi un ardent promoteur du colonialisme

jeudi 26 août 2004, par Raymond Vasselon

A des députés qui s’opposaient à lui dans le cadre d’un débat sur le bien-fondé du colonialisme à l’Assemblée nationale française, Jules Ferry répondit que "la déclaration des droits de l’homme n’avait pas été écrite pour les Noirs d’Afrique équatoriale".
On ne peut être plus clair. Vu de France le nom de Jules Ferry mérite évidemment de rester dans l’histoire pour certaines de ses réalisations.
Mais il est aussi bon de connaître le personnage sous toutes ses facettes, car cela peut éclairer certains débats très actuels...

Homme politique français, né à Saint-Dié (Vosges), issu d’une famille de la bourgeoisie liée à la politique locale, il s’inscrivit au barreau de Paris en 1855. Élu député républicain au corps législatif en 1869, il fut nommé préfet de la Seine puis maire de Paris après la défaite de Sedan et la déchéance de l’empereur (4 septembre 1870). Chargé du ravitaillement de la population et du maintien de l’ordre pendant le siège de la capitale, il organisa les restrictions et s’attira le surnom de "Ferry Famine". Il s’enfuit le 18 mars 1871, au début de la Commune de Paris.
Créateur de la gauche républicaine, il occupa à partir de cette période de très nombreux postes ministériels. Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts (1879-1881, 1882, 1883), il imposa aux congrégations une réglementation très stricte et fit adopter les principales mesures de réforme de l’enseignement public : laïcité, gratuité, caractère obligatoire de l’enseignement primaire, extension de l’enseignement secondaire public aux jeunes filles.

Par sa politique coloniale, ce franc-maçon convaincu de la mission civilisatrice de son pays s’attira l’opposition de la droite, qui l’accusait d’oublier l’Alsace-Lorraine et de la gauche emmenée par Clémenceau. Après l’établissement d’un protectorat sur la Tunisie (1881) puis sur l’Annam (1883), Jules Ferry lança la conquête du Congo et du Niger en Afrique noire, de Madagascar, et du Tonkin en Asie. Cette politique très coûteuse le rendit impopulaire et il dut démissionner en 1885 à la suite de l’incident de Lang Son, qui lui valut le nouveau surnom de "Tonkin Ferry ". Écarté de la présidence de la République peu de temps avant de subir un attentat (1887), battu aux législatives par un boulangiste, il devint membre du Sénat en 1891 et fut élu à sa présidence en 1893, l’année de sa mort.

Pour lui, la laïcité se limite au territoire français car "la république opportuniste " protège les missionnaires qui assoient la présence française. Pour Ferry et Gambetta, l’anticléricalisme ne s’exporte pas et la mission est un auxiliaire précieux de la colonisation.

Lors du débat sur la politique coloniale à la Chambre des députés (séance du 28 juillet 1885), il précise sa conception du monde et du progrès :

 "Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures".  (Voir ci-après le texte de son intervention où il est aussi question d’industrie, de social et commerce international).

Pour Jules Ferry, il n’y a de progrès que dans l’ordre. Son horreur des convulsions sociopolitiques et des mouvements de rues dont il a fait l’expérience personnelle a été soulignée par la plupart des spécialistes de son œuvre. Il a d’ailleurs relié la Commune à la Terreur de 1793 qu’il avait condamnée. Il s’est donc appuyé sur la province en se défiant de Paris et a recherché de façon privilégiée le soutien des masses paysannes de l’époque (Il n’y avait pas de José Bové) plutôt que celui des ouvriers radicalisés.

Débat sur la politique coloniale à la Chambre des députés, séance du 28 juillet 1885. Intervention de Jules Ferry (extrait)

"On peut rattacher le système d’expansion coloniale à trois ordres d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation, à des idées d’ordre politique et patriotique (...)

Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en plus, ce sont les débouchés. (...) La concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde. C’est là un problème extrêmement grave.

Il est si grave (...) que les gens les moins avisés sont condamnés déjà à entrevoir, à prévoir et à se pourvoir pour l’époque où ce grand marché de l’Amérique du Sud, qui nous appartenait de temps en quelque sorte immémorial, nous sera disputé et peut-être enlevé par les produits de l’Amérique du Nord. Il n’y a rien de plus sérieux, il n’y a pas de problème social plus grave ; or, ce problème est intimement lié à la politique coloniale (...)

Il y a un second point que je dois aborder (...) c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. (...) Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures (...)

Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation (...)


Est-ce que les gouvernements qui ont hérité de cette situation malheureuse se condamneront à ne plus avoir aucune politique européenne ? Est-ce qu’ils laisseront tout faire autour d’eux, est-ce qu’ils laisseront les choses aller, est-ce qu’ils laisseront d’autres que nous s’établir en Tunisie, d’autres que nous faire la police à l’embouchure du fleuve rouge ? (...) Est-ce qu’ils laisseront d’autres se disputer les régions de l’Afrique équatoriale ? Laisseront-ils aussi se régler par d’autres les affaires égyptiennes qui, par tant de côtés, sont vraiment des affaires françaises ?

(...) Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion coloniale, celle qui nous a fait aller, sous l’Empire, à Saigon, en Cochinchine, celle qui nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar, je dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu’une marine comme la nôtre ne peut se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement (...)

(...) En regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou l’Orient, vivre de cette sorte pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer (...)".


Voir aussi sur le site de la CEN : "Défense et illustration des bienfaits du colonialisme par Jules Ferry

Messages

  • Félicitations pour ce portrait de Jules Ferry qui marque enfin une rupture avec la mémoire sélective des manuels scolaires. Il devrait permettre de mieux éclairer les débats actuels et les postures paradoxales de la gauche et du mouvement associatif qui ont encore du mal à digérer certains "fondamentaux". L’histoire de Jules Ferry résume à elle seule la position particulière de la société française sur bien des sujets actuels : le rapport sphère privée/espace public (les français sont libertaires, tolérants dans la sphère privée mais réclament un Etat fort et de l’ordre dans l’espace public, les rapports Nord/Sud qui sont encore empreints de l’esprit missionnaire (aller éclairer les Nations) etc ...

  • Jules Ferry sans mythe

    Y aurait-il un « bon » Jules Ferry (le créateur de l’école républicaine) et un « mauvais » (le colonialiste) ? N’est-il pas plus exact de considérer le personnage dans sa totalité, conduisant une politique globale au service de sa classe sociale ? Cela oblige, il est vrai, à répudier le mythe qui protège le premier et persuade l’immense majorité de la population d’une totale indépendance et neutralité d’une école qui serait parfaitement égalitaire : une école du peuple. La réalité est tout autre : il s’agit d’une école organisée par la bourgeoisie pour enseigner et éduquer le peuple, c’est à dire assurer sa soumission.

    Tel était bien le projet de Jules Ferry, bourgeois intelligent et cultivé, républicain modéré, libre penseur et anticlérical. Homme d’état de valeur, il représente les intérêts de la bourgeoisie industrielle et moderniste de la fin du XIXème siècle. Son projet est éminemment politique au service de sa classe sociale. De quoi s’agit-il ?

    Après bien des décennies de troubles révolutionnaires et de réaction, il convient d’asseoir solidement une ré-publique bourgeoise adaptée à son temps. Ce temps où se développe le capitalisme industriel à la recherche de débouchés pour ses produits (ce sera sa politique coloniale) et qui réclame une main d’œuvre adaptée à la pro-duction croissante. Pour la former, Jules Ferry propose un cadre rigoureux qui généralise et surtout systématise le système en place : une école publique, qui sera gratuite et obligatoire afin que pas un enfant n’y échappe.

    Ce n’est certes pas du goût de la bourgeoisie rurale profondément conservatrice, adversaire de la République et alliée de l’église catholique qui a la haute main sur l’enseignement. Pour la convaincre, Jules Ferry souligne un « danger » : que le mouvement ouvrier développe ses propres écoles. En effet, si les écoles catholiques se per-pétuent, « il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste em-prunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871 ».

    Pour être l’école de tous, l’école publique doit donc apparaître au-dessus des classes et donner l’illusion d’être indépendante de toute idéologie. De plus, si l’on veut changer les esprits, il faut balayer les vieilles croyances, chasser l’obscurantisme, lutter contre l’Ordre moral qui domine et donc écarter les ordres religieux de l’ensei-gnement : la laïcité s’impose, réclamée d’ailleurs par les partis de gauche. Et sur les mêmes bancs s’assiéront côte à côte les enfants du peuple et ceux des notables. Ce qui permet d’escamoter les classes sociales antagonistes et de les noyer dans une seule et même communauté de petits Français se préparant à bien servir leur Patrie !

    Hélas, la réalité sociale est tout autre : la lutte des classes perdure. Qu’à cela ne tienne, l’école sera coupée de la vie quotidienne, isolée et close sous prétexte de préserver les élèves des noirceurs de la société. Celle-ci, épu-rée, ne sera plus perçue que par le truchement des manuels. Un savoir essentiellement livresque remplacera ainsi l’analyse des situations réelles vécues par les enfants ou connues d’eux.

    De façon semblable, comme on ne peut courir le risque de donner trop de pouvoir au peuplé en lui concédant des savoirs, ces derniers seront stérilisés par une pédagogie de la transmission : enseigner les éléments isolés, découpés dans ce qu’il est bon de connaître, sans donner la clé de la production des savoirs, sans que l’enfant apprenne à analyser les problèmes complexes qui se posent réellement à la communauté et à lui-même. Ces connaissances prédigérées et estampillées ne risqueront pas de conduire plus tard l’adulte à s’interroger sur la société et sur le monde, à poser des questions sur le pourquoi des choses.

    C’est dans le même esprit que le déchiffrage sera enseigné (oralisation de l’écrit), savoir-faire suffisant pour prendre connaissance des textes simples de la vie courante. Cependant que deviendront lecteurs experts ceux qui trouvent dans leur famille, leur milieu social, l’environnement et les pratiques indispensables au long apprentis-sage du lire-écrire. On voit de qui il s’agit, et lesquels, à l’inverse, ne sauront ni ne pourront utiliser l’écrit comme outil de réflexion et d’analyse, outil « qui accompagne nécessairement toute pratique émancipatrice ».

    Ce prolétariat qu’il faut instruire, toujours plus nombreux puisque produit par l’industrialisation croissante, la bourgeoisie en a peur. N’a-t-il pas maintes fois érigé des barricades ? Le souvenir de la Commune est encore frais. Jules Ferry, accompagnant les troupes versaillaises qui pénétraient dans Paris, a vu le « hideux drapeau rouge ». Autant qu’une instruction, c’est une éducation qu’il faut dispenser, afin de prévenir les révoltes.

    A l’école d’inculquer des valeurs fondatrices qui, présentées comme universelles, participeront à la mise en ordre des esprits et guideront les comportements. La discipline d’abord, accompagnée d’une hiérarchie de sanc-tions, apprend la soumission à la règle ou la loi, édictée par d’autres. Transcendance qui permet de condamner sans appel toute contestation de l’ordre établi. L’individualisme et la compétition préparant à la concurrence de l’économie libérale et au chacun pour soi. L’écoute attentive et muette du maître car la parole d’un supérieur est incontestable : respect et obéissance hiérarchiques. La condamnation de l’erreur qui devient une faute, fille de l’indiscipline ou de l’insuffisance de travail, mais non preuve d’une recherche conduite par un esprit curieux et avide de comprendre. Le mérite et ses récompenses, car on n’a rien sans mal, c’est bien connu. La mémoire et le par cœur qui définissent LE savoir, justifient les programmes sans cesse alourdis et jettent aux oubliettes l’acqui-sition des outils de connaissance...

    Notre école publique, on le voit, n’est pas « neutre ». Au travers d’un ensemble de choix pédagogique, elle transmet une idéologie – l’idéologie dominante – qui imprègne chacun de nous. Et si fortement, qu’ont échoué toutes les tentatives de profonde transformation initiées par divers mouvements pédagogiques, celui de Freinet en particulier. Elles seront soit ignorées, soit récupérées administrativement et vidées de leur sens...

    « Clore l’ère des révolutions » : tel était le projet positiviste de la bourgeoisie industrielle. Dans cette optique, Jules Ferry, homme d’ordre, organisa une école pour former convenablement les esprits.
    Mais l’école du peuple est toujours à l’ordre du jour.