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Azmi Bichara : brève histoire de l’apartheid

mardi 13 janvier 2004, par Azmi Bishara

La rhétorique sur la démographie prédomine à un tel point dans le discours politique d’Israël que l’on pourrait être tenté de croire qu’Israël a renoncé à sa dénomination préférée d’Etat juif démocratique au profit de celle d’Etat juif démographique. La situation a atteint un tel stade qu’elle pourrait être diagnostiquée comme un cas avancé de démographiemanie. La manie est bien sûr, enracinée dans les principes sionistes afin de maintenir une majorité juive capable de mettre en place une démocratie qui absorbera la diaspora, de permettre l’installation des colons et la croyance à une histoire commune, et cela vaut ausi pour la fétichisation du service militaire. Car si rien de tout cela n’existait, Israël devrait pratiquer le gouvernement par la minorité, ce qui conduit inévitablement à l’apartheid ou la ségrégation raciale,au gouvernement par une minorité nationale qui considère l’Etat comme une personnification de sa légitimité. De telles pratiques exigent deux normes de légalité.

Parce qu’un Etat avec une minorité juive n’a jamais été envisagé, le transfert a toujours été au coeur du projet sioniste d’un Etat juif situé dans un pays avec une majorité arabe et au milieu d’une région arabe. Ce n’est pas une coïncidence si le morceau de terre qui était au début censé accueillir l’Etat juif avait été préalablement "ethniquement nettoyé". Le long de ce qui fut la florissante côte palestinienne, seuls deux villages arabes existent encore aujourd’hui.

La première tâche a donc été de nettoyer les zones de l’Etat juif - tel qu’il était défini dans la résolution de partition - des habitants arabes. Cela fut suivi par le transfert d’Arabes de la Galilée et d’autres régions de l’Etat arabe prévu . Résultat : une large majorité juive a rendu possible le fait d’imposer la souveraineté démocratique des juifs, même si ce fut d’une façon non libérale mais par la voie militaire et la colonisation. Ainsi la démocratie juive a transformé l’engagement religieux en un instrument de formation nationale tout en pillant le peuple arabe palestinien. Le déracinement des Palestiniens en 1948 fut un exercice de séparation démographique grâce au transfert.

Les projets de séparation démographique d’aujourd’hui - appelés maintenant initiatives de paix - reconnaissent invariablement l’impossibilité de répéter ce processus particulier. Cela, au moins, a été reconnu par Igal Allon dans le plan Allon qui a suivi la guerre de 1967. Il a alors suggéré que les zones peuplées soit rendues à la Jordanie. Ehud Olmert parle le même langage quand il défend sa récente initiative de séparation ou désengagement unilatéral." Le transfert n’est plus possible. Ce n’est ni moralement défendable, ni même réaliste ."

Puisque le transfert est impossible, il devient alors nécessaire de trouver un autre modèle de ségrégation. C’est pourquoi Moshe Ya’alon n’a aucun scrupule à décrire la phase actuelle comme "la deuxième partie de 1948."(l’achèvement de 1948)

Le déplacement de 1948, et l’occupation qui a suivi 1967 - une occupation qui élude la question de l’annexion en préférant une formule qui inclut "l’application de la loi israélienne en Cisjordanie et à Gaza" tout en ne garantissant pas, bien sûr, la citoyenneté ni les droits politiques aux occupés - sont deux cas de ségrégation démographiques entrepris au nom de la majorité juive.

La laideur de l’idéologie contradictoire du droit israélien aurait pu être mise en relief par les déclarations que Sharon a faites l’an passé mais la vérité était apparue aux yeux de tous depuis que le Likoud a pris le pouvoir en 1977.

Il est évident que les Palestiniens vivent une citoyenneté et une vie politique inacceptables. Ils vivent au-delà d’un sytème politique basé sur une majorité juive et cela sans l’ombre d’un mur. Une fois que cette société qui a vécu - et vit toujours - sous occupation a mené sa lutte vers la souveraineté nationale et pour la séparation dans un Etat indépendant où vivraient des citoyens palestiniens, Israël a répondu avec des plans pour se séparer des Palestiniens suivant ses propres conditions. Ce dont Israël veut se séparer c’est du plus grand nombre de Palestiniens vivant sur la plus petite partie de terre possible. Les plans d’autonomie négociés avec l’Egypte en Janvier 1980, les accords d’Oslo, les propositions de Camp David, les plans de retrait unilatéral par Sharon et Olmert, l’initiative de Genève par la gauche sioniste israélienne, et le mur de séparation sont simplement des manifestations différentes d’une telle pensée.

Le défaut qui est au coeur de telles initiatives, l’évidence nette qu’elles ne sont pas destinées à conduire à une paix réelle, prend naissance dans un processus rendu nécessaire par l’exigence de maintenir une large majorité juive dans l’entité politique israélienne.

Voici le contexte démographique à l’intérieur duquel le sionisme traite de la question de la terre. Pour une raison quelconque, la culture politique et les symboles sionistes sont imprégnés d’une conviction inébranlable que toute terre inhabitée est mûre pour la confiscation et l’annexion. Cette croyance est si manifeste que les Arabes se sentent coupables quand ils laissent un morceau de terre vide car toute terre vide est menacée soit de confiscation, soit de devenir une partie d’une colonie ou une route pour une colonie ou une réserve naturelle.

Toute terre inhabitée est une terre prête à être avalée. Voici où se trouve l’iniquité de l’argument démographique. D’un côté il est raciste. De l’autre, il n’a rien à voir avec la terre. La ségrégation peut se produire sans terre, comme c’est le cas dans le transfert. Ou elle peut se produire sur la plus petite partie de terre possible comme Sharon le veut.

Certains Arabes et certains Palestiniens ont intégré la logique sioniste de la tactique de la menace démographique au point qu’ils considèrent l’insulte de la "bombe démographique" comme quelque chose de bien. Ils se vantent de la fertilité des femmes palestiniennes, car il n’y a rien d’autre dont ils puissent se vanter. Est-ce à cela que notre stratégie unifiée a abouti ? Sans parler du côté primitif qu’il y a à considérer les femmes comme des ventres, le facteur démographique en lui-même ne conduit pas à la justice. Il inclut une vision raciste qui ne conduit pas à des solutions justes. Le racisme est la motivation de base pour la séparation.

"Ils sont là et nous sommes ici" disait le slogan électoral de Barak. La lutte est tellement agitée que les conditions de cette séparation ne sont pas excessivement confortables pour Israël ni définitivement tragiques pour les Palestiniens qui vivent sous occupation.

Que l’intégration de la vision colonialiste ait conduit au culte du nombre, de la quantité et non de la qualité est attristant. Souvent, même les forces sociales et politiques progressistes, les gens qui veulent vraiment un meilleur futur, tel qu’un Etat bi-communautaire, utilisent la peur démographique comme une tactique : tant que vous ne vous serez pas retirés sur les frontières du 4 Juin 1967 et tant qu’un Etat palestinien ne sera pas établi à l’intérieur de cette frontière, nous deviendrons une majorité démographique et vous n’aurez d’autre alternative que de donner votre accord pour un Etat bi-communautaire.

Ceux qui veulent persuader les gens des mérites d’un Etat bi-national ne devraient pas les effrayer avec l’argument démographique. L’argument prend racine dans un sol raciste. Il ne peut pas donner naissance à une plante saine.

Il est possible que beaucoup de leaders arabes ne soient pas conscients du fait que l’idée de la ségrégation raciale est venue pour la première fois du parti travailliste. Le premier à demander la séparation unilatérale d’Israël des Palestiniens, sous le plus haut mur possible, fut Hayim Ramon. Le Likoud a adopté la proposition et en est venu, littéralement, au mur. La gauche utilise la menace démographique pour effrayer les Israéliens. Elle essaie de convaincre les Palestiniens d’abandonner toute autre logique, grâce à un accord virtuel qui sert les ségrégationnistes. Une gauche plus digne aurait cherché la paix en étant au pouvoir et combattu la ségrégation raciale en étant dans l’opposition. La gauche devrait combattre le mur plutôt que de signer des accords virtuels. C’est le test définitif.

Tant que la logique de toute colonie reste démographique, tant qu’elle se réduit à la séparation d’avec le plus grand nombre de Palestiniens, la terre demeure une question secondaire dans la création d’une entité palestinienne.

Le colonialisme sioniste occupe l’espace entre deux modèles disparus - ceux fournis par l’Afrique du Sud et la France coloniale en Algérie. Ce n’est pas un mélange des deux mais plutôt une distillation du pire de chacun.

En Afrique du Sud, ce pionnier de l’apartheid, la ségrégation raciale n’était pas absolue. Elle s’inscrivait dans un cadre d’unité politique. Le régime raciste considérait les Noirs comme une partie du système, un ingrédient du tout. Les Blancs ont créé une hiérarchie raciste à l’intérieur de cette unité selon leur propre vision de l’univers. De la même façon, ils ont interprété les textes religieux chrétiens. Les Noirs et les Blancs, puis les Noirs les Blancs et les Métis, se sont vus accorder des statuts légaux différents à l’intérieur d’un système unifié - l’apartheid.

L’apartheid est un seul système pour les Blancs et les Noirs. Les Blancs n’ont jamais pensé un seul instant à créer des murs de séparation le long de provinces entières. Agresser la nature d’une telle façon était impensable. Ils ont créé des villes entièrement noires, des ghettos, des camps de squatters et ont restreint la liberté de mouvement de ceux qui y vivaient. Les seuls murs qu’ils ont érigés étaient ceux de leurs habitations privées. Ils se mettaient à l’abri derrière ces murs, dans leurs jardins, avec leurs domestiques noirs.

La lutte pour la liberté en Afrique du Sud a été une lutte contre la ségrégation et la discrimination à l’intérieur de la même entité politique. La ségrégation démographique n’a même pas été envisagée. Toute la logique de la lutte a été de combattre le racisme et la ségrégation - le but de créer une seule nation de Noirs et de Blancs, une nation sud-africaine, un seul Etat démocratique et souverain. Cet effort continue aujourd’hui et il est trop tôt pour juger de ce qu’il adviendra. Mais c’est cette idée qui est à l’oeuvre.

La colonisation française a présenté un modèle opposé, empli de séparation géographique, culturel et sociétale entre deux entités, l’occupant et l’occupé. Alors que les Boers considéraient l’Afrique du Sud comme leur patrie et menaient une guerre féroce contre ce qu’ils considéraient comme l’occupation britannique, les colonisateurs de l’Algérie avaient une "mère patrie", une patrie de l’autre côté de la mer sur laquelle compter. L’impulsion du colonialisme français était de réaliser l’unité à l’intérieur de la séparation entre la France et l’Algérie, pas la séparation à l’intérieur de l’unité, comme c’était le cas en Afrique du Sud.

C’est pourquoi le colonialisme français s’est accompagné de la quête frénétique de donner à l’Algérie, à ses habitants, un caractère français. C’est pourquoi le mouvement de libération a adopté un dogme purement séparatiste, accentuant l’identité qui marque toujours la société algérienne. Même les conflits de classes et de politique intérieure en Algérie ressemblent à des conflits d’identité qui parodient l’expérience de la lutte contre le colonialisme. La séparation réalisée grâce à l’indépendance a été totale, de la terre et des gens. Plus d’un million de colons ont quitté le pays, même s’ils avaient la possibilité de rester comme citoyens algériens.

Le cas de la Palestine n’est pas une tentative de réaliser la séparation à l’intérieur de l’unité, comme c’était le cas avec l’apartheid. Ce n’est pas davantage une tentative d’unifier ce qui a été séparé à l’origine, comme cela a été le cas en Algérie. Les Israéliens s’identifient à la terre mais ne s’approchent des habitants de la région. Les Israéliens veulent rester dans le pays et refuser la citoyenneté à ses habitants. Ou ils veulent être séparés mais garder les colonies. Les barrières et les murs sont la règle pas l’exception.

Ce type unique de colonisation ne cherche pas à "développer" les habitants comme le faisaient les autres colonialistes en hommage au "fardeau de l’homme blanc". Ce colonialisme déplace des gens, confisque leurs terres ou les contournent ( le terme, souvent appliqué aux routes, est pertinent). Il "développe" la terre pour la colonie mais pas pour les habitants. A cause de cela, Moshe Dayan et ses aides ont adopté une politique de ponts ouverts après la guerre de 1967. Ils voulaient que les Palestiniens aient un débouché économique et démographique vers la Jordanie, les pays du Golfe, et d’autres endroits de la région, afin de libérer Israël des responsabilités économiques et autres, communément assumées par l’occupant. Ces ponts ouverts ont aidé l’occupation à durer, et ont aidé les gens à la supporter.

Dans les anciennes colonies, on tombe sur des traces d’architecture française, anglaise, hollandaise, belge ou moscovite. On peut trouver des hôpitaux, des bureaux administratifs, des prisons, des chemins de fer, même des universités construits par les occupants. Pas dans les régions prises en 1967. On ne peut voir aucun bâtiment israélien, pas même une prison, à Ramallah, Naplouse ou Gaza. Tout ici a été construit par des Arabes. Il n’y a aucune trace de construction israélienne dans les zones arabes, à part les colonies et l’infrastructure qui les accompagne.

La séparation dans la séparation est la logique du colonialisme sioniste, l’idée derrière le mur de la ségrégation raciale, là où Israël continue à commettre ses actes de barbarie. La séparation est la logique qui sous-tend les dernières propositions de Sharon pour poser d’autres obstacles à l’est du mur, là où les forces israéliennes seront stationnées pour surveiller les environs des villes et des villages palestiniens.

photo : A. Sahel

Il est difficile de décrire le dédale de murs et de barrières construit à proximité de Jerusalem. Il est difficile d’imaginer sa laideur destinée à contrôler les gens et la terre : des portes et des tours de guets, des doubles murs, des clotûres barbelées et électriques. Ce que nous avons ici est une re-création moderne à grande échelle de ce que Giorgio Agamben a appelé l’essence de l’Etat fasciste moderne. C’est un lieu où l’exception devient la règle, et où l’état d’urgence est permanent, pour reprendre les mots de Walter Benjamin.

Traduit par Danielle Mourgue


(*)Azmi Bichara
est député à la Knesset (Parlement israélien) depuis 1996. Il y a été longtemps l’unique représentant du parti qu’il a fondé et qu’il dirige - l’Assemblée Nationale Démocratique - dont le mot d’ordre est la transformation d’Israël en Etat de tous ses citoyens.
Azmi Bishara est le porte-parole des citoyens arabes d’Israël, qui souffrent de discriminations constantes, bien qu’ils soient aujourd’hui un million, soit près d’un citoyen israélien sur cinq...
Aux élections du 28 janvier 2003, après avoir mis en échec une tentative d’interdiction, l’Assemblée Nationale Démocratique a obtenu un succès et 3 députés de ce parti siègent maintenant.

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Le site du comité international de soutien