Mon site SPIP

Accueil > Egalité des droits / Antiracisme > L’Education Nationale et les discriminations

Et si on en parlait ?

L’Education Nationale et les discriminations

jeudi 24 novembre 2005, par Danielle Mourgue

J’ai lu l’article d’Alain Badiou avec beaucoup d’intérêt. Le passage que je cite en gras m’a décidée à écrire pour témoigner de ce que je vois au quotidien en tant qu’enseignante dans l’exercice de mon métier.

" A propos des lycées, des surveillants et des délations : j’indique au passage que lors de la troisième des arrestations de Gérard, tout aussi vaine et brutale que les cinq autres, on a demandé à son lycée la photo et le dossier scolaire de tous les élèves noirs. Vous avez bien lu : les élèves noirs. Et comme le dossier en question était sur le bureau de l’inspecteur, je dois croire que le lycée, devenu succursale de la police, a opéré cette "sélection" intéressante.   

Je suis prof dans un établissement de la banlieue lyonnaise. Depuis des années, je suis confrontée quotidiennement tant aux manifestations individuelles de racisme de la part de certains collègues qu’aux effets des discriminations de l’institution "Education Nationale". Je pense que mon établissement n’est pas une exception et que nous sommes nombreux à pouvoir faire ce constat.
Au cours de ces dernières semaines, j’ai parlé avec mes élèves de ce qui se passait dans les banlieues. Un peu dans mes cours car ils avaient envie de s’exprimer là-dessus et beaucoup en dehors des cours. Au cours d’une de ces discussions, certains élèves m’ont dit avoir été choqués par les propos d’un de mes collèges qui aurait dit : en parlant des deux jeunes morts électrocutés : "après tout, ils n’avaient qu’à pas se réfugier dans un transformateur, ils devaient bien se douter de ce qu’ils risquaient". Mes élèves étaient choqués par ces propos et il y avait de quoi ! Quant à moi, j’ai été scandalisée mais au fond pas tellement étonnée quand je repense à tout ce que j’ai entendu au fil du temps.

Petit florilège du racisme ordinaire en salle des profs :

"Ah, c’est l’ Aïd le jour de la rentrée ? Eh bien, on va avoir une rentrée tranquille".

"Tu as rendez-vous avec la mère de Karim ? Tu verras, pour une Arabe c’est une femme très bien."

"Pourquoi viens-tu en cours ? Pour que tes parents touchent les allocations familiales ?" Réflexion qui a provoqué une réaction vive (et justifiée) de la part de l’élève et qui a valu à celui-ci une sanction disciplinaire.

"Fatima est frappée par son père mais chez eux c’est culturel. C’est une façon de s’occuper des enfants."

"Comment ça s’appelle déjà l’espèce de serpillière qu’Arafat porte sur la tête ?"

"Je n’arrête pas de lui dire à Nawel : tu ne fréquentes que des maghébins, tu ne peux pas sortir un peu de ce milieu et fréquenter des Français ?"

"La prof de français nous a refait un acteur noir qui jouait un rôle dans une pièce de Corneille et elle nous a dit que son accent n’allait pas du tout avec le rôle."

Ce ne sont que quelques exemples. J’en passe et des meilleures. Des exemples, j’en ai jusqu’à la nausée.
Je passe sur les discours sur le voile où j’ai eu droit à toute la logorrhée des nonnes laïques (droite, gauche et extrême-gauche confondues et unies). Je passe sur les commentaires sur les jeunes de banlieue qui "devraient se calmer maintenant et y en a marre de les poser en victimes".
Je passe sur la définition en creux du "bon" élève "maghrébin ( terme générique qui sert à désigner tous les élèves d’origine arabe quelle qu’elle soit et qui peut même d’ailleurs s’appliquer aux Turcs...) : en gros, c’est celui qui la ferme.
En ce qui concerne la collaboration avec la police, à ma connaissance, mon établissement n’en est pas encore au stade dont parle Badiou dans son article. Mais j’ai moi-même été appelée il y a 5 ou 6 ans de cela dans le bureau du proviseur pour parler au téléphone à un inspecteur de police du commissariat voisin. Celui-ci me demandait de confirmer ou d’infirmer la présence d’un élève à mon cours à l’heure où s’était produit le vol d’une voiture !

Je peux aussi parler de ce que je vois en termes d’orientation. Comment on se creuse la tête pour éviter à certains élèves de se retrouver en lycée professionnel ( "on ne peut pas l’envoyer là-bas, il va se faire bouffer") et comment on a beaucoup moins d’états d’âme en ce qui concerne les enfants issus de l’immigration (surtout les garçons), qui seraient eux, de fait, adaptés par nature à de tels lieux, et qui de surcroît ne méritent pas que l’on se creuse beaucoup la cervelle pour leur trouver une orientation adaptée.

J’ai l’occasion de monter au créneau tous les jours sur ce front-là. Quand je fais remarquer à tel ou tel collègue que ce qu’il vient de dire relève du pur racisme, il pousse des cris d’orfraie en me disant que je fais dans l’angélisme et que je refuse de voir la réalité en face et que jamais au grand jamais il n’est raciste ! Et effectivement, ils ne s’estiment pas racistes. Ils ne font que reproduire à l’envi le racisme institutionnalisé d’une société, ils pataugent dans l’ethnocentrisme à longueur de journée, et ils ne voient aucune contradiction à organiser des débats "sur ordre" (du ministère en général) avec les élèves pour leur enseigner le respect de l’autre et de la différence (termes absolument indispensables dans le jargon pédagogique à égalité avec citoyenneté et démocratie)... Ils estiment faire dans la neutralité la plus absolue (alors que moi, par exemple, si j’exprime mes opinions, je fais de la politique !), la neutralité étant, bien entendu, l’opinion du dominant. Leurs valeurs sont unes et universelles, républicaines, ils sont chargés de les transmettre et ils refusent de voir ce qu’est la réalité de la société française aujourd’hui pour certaines populations. Ils refusent de voir que les sacro-saintes valeurs de la république, en termes de droit, laissent aujourd’hui, toute une partie de la population de côté. Par contre, ils ressassent aux élèves que "quand on a des droits, on a aussi des devoirs". Certes. Encore faut-il avoir des droits et certains élèves, beaucoup moins écervelés que ce qu’on veut bien le faire croire, savent pertinemment que leurs parents ou eux-mêmes en sont "étrangement" dépourvus.
Je crois d’ailleurs que certains de mes collègues seraient bien en peine de dire clairement ce que sont ces "valeurs républicaines", d’expliciter le terme. A les entendre, les "valeurs républicaines" sont partie intégrante de notre patrimoine génétique.
Que je leur parle de discrimination à l’embauche ou au logement, et ils me regardent comme si j’étais atteinte d’Alzheimer et de Creutzfeld-Jacob réunis ! Que je leur parle du droit de vote des immigrés, et ils sont prêts à sortir la camisole ! Ils ne le font même pas, pour la grande majorité, par idéologie (ça aurait au moins le mérite d’être clair), mais parce qu’ils sont imprégnés d’un mode de pensée, de fonctionnement de la société qu’ils ne veulent pas (ou ne peuvent pas ?) remettre en cause. Leurs normes sont les normes universelles. Ils sont ceux qui savent, tout, sur tous les sujets, et leur modèle est LE modèle, libérateur, démocratique, et tant pis si, pour le mettre en oeuvre, il y a quelques dommages collatéraux... Combien de fois ai-je dû entendre "Machin est un bon musulman, le vrai Islam ce n’est pas ça, etc..etc..." jusqu’à ce que je sorte de mes gonds et que je leur dise "Qui es-tu, toi, pour décerner le certificat de bon ou de mauvais musulman ?". Et je préfère ne rien dire sur ce que je pense quand, après en avoir dit de toutes les couleurs sur le Ramadan et son influence sur la scolarité des élèves, ils se jettent sur les gâteaux de l’Aïd el-Fitr quand des élèves en apportent. Si c’est pas du comportement de bon colon ça !

Je ne suis pas dans un établissement particulier. Ces exemples, mis bout à bout, peuvent peut-être donner l’image d’un "état d’exception". Je ne crois pas que ça l’est. Ca n’est que le reflet, dans le microcosme d’un établissement public français, de la société française. De gens ordinaires, qui peuvent par ailleurs bien faire leur travail, au sens strictement pédagogique du terme, et avoir de bonnes relations avec les autres. Mais ces gens ordinaires sont des profs, ou des éducateurs au sens large. Ils ont, nous (puisque j’en fais partie), un rôle dans un système, et un rôle important puisque tout le monde s’y trouve confronté au cours de sa vie.
Se battre, pied à pied, seule contre de tels comportements, est épuisant.
Il serait temps que les acteurs du système éducatif (comme on dit) élèves, parents, surveillants, profs, personnels de service etc... fassent collectivement un état des lieux et se battent collectivement contre les manifestations individuelles et institutionnelles du fonctionnement néo-colonialiste de la société française et ses implications dans le système éducatif français. Dans le même temps, il serait important de faire un travail sur les manuels scolaires, en particulier les manuels d’histoire, et ce qu’ils enseignent en termes de colonisation, ou sur le "conflit israélo-palestinien", sans parler du "terrorisme". Il serait temps d’apporter dans le système éducatif une réponse collective, pensée en termes politiques au traitement du cas de certains élèves que ce soit en matière d’orientation, de sanction ou tout simplement de "gestion" au quotidien : voir et montrer les logiques racistes et colonialistes à l’oeuvre dans ce que l’on veut faire passer pour le traitement de cas purement individuels.

Danielle Mourgue


 Pour mémoire, le texte d’Alain Badiou...  

Alain Badiou, philosophe, écrivain, dramaturge, professeur de Philosophie à l’Université Paris VIII et au Collège international de philosophie a publié mi-novembre dans Le Monde un témoignage sur "l’humiliation ordinaire", qui apporte un éclairage de plus sur les raisons de la révolte des jeunes.

L’humiliation ordinaire

Constamment contrôlés par la police." De tous les griefs mentionnés par les jeunes révoltés du peuple de ce pays, cette omniprésence du contrôle et de l’arrestation dans leur vie ordinaire, ce harcèlement sans trêve, est le plus constant, le plus partagé. Se rend-on vraiment compte de ce que signifie ce grief ? De la dose d’humiliation et de violence qu’il représente ?
J’ai un fils adoptif de 16 ans qui est noir. Appelons-le Gérard. Il ne relève pas des "explications" sociologiques et misérabilistes ordinaires. Son histoire se passe à Paris, tout bonnement. Entre le 31 mars 2004 (Gérard n’avait pas 15 ans) et aujourd’hui, je n’ai pu dénombrer les contrôles dans la rue. Innombrables, il n’y a pas d’autre mot. Les arrestations : Six ! En dix-huit mois... J’appelle "arrestation" qu’on l’emmène menotté au commissariat, qu’on l’insulte, qu’on l’attache à un banc, qu’il reste là des heures, parfois une ou deux journées de garde à vue. Pour rien. Le pire d’une persécution tient souvent aux détails. Je raconte donc, un peu minutieusement, la toute dernière arrestation. Gérard, accompagné de son ami Kemal (né en France, Français donc, de famille turque), est vers 16 h 30 devant un lycée privé (fréquenté par des jeunes filles). Pendant que Gérard fait assaut de galanterie, Kemal négocie avec un élève d’un autre lycée voisin l’achat d’un vélo. Vingt euros, le vélo, une affaire ! Suspecte, c’est certain. Notons cependant que Kemal a quelques euros, pas beaucoup, parce qu’il travaille : il est aide et marmiton dans une crêperie. Trois "petits jeunes" viennent à leur rencontre. Un d’entre eux, l’air désemparé : "Ce vélo est à moi, un grand l’a emprunté, il y a une heure et demie, et il ne me l’a pas rendu." Aïe ! Le vendeur était, semble-t-il, un "emprunteur". Discussion. Gérard ne voit qu’une solution : rendre le vélo. Bien mal acquis ne profite guère. Kemal s’y résout. Les "petits jeunes" partent avec l’engin. C’est alors que se range le long du trottoir, tous freins crissants, une voiture de police. Deux de ses occupants bondissent sur Gérard et Kemal, les plaquent à terre, les menottent mains dans le dos, puis les alignent contre le mur. Insultes et menaces : "Enculés ! Connards !" Nos deux héros demandent ce qu’ils ont fait. "Vous savez très bien ! Du reste, tournez-vous - on les met, toujours menottés, face aux passants dans la rue -, que tout le monde voie bien qui vous êtes et ce que vous faites !" Réinvention du pilori médiéval (une demi-heure d’exposition), mais, nouveauté, avant tout jugement, et même toute accusation. Survient le fourgon. "Vous allez voir ce que vous prendrez dans la gueule, quand vous serez tout seuls." "Vous aimez les chiens ?" "Au commissariat, y aura personne pour vous aider." Les petits jeunes disent : "Ils n’ont rien fait, ils nous ont rendu le vélo." Peu importe, on embarque tout le monde, Gérard, Kemal, les trois "petits jeunes", et le vélo. Serait-ce ce maudit vélo, le coupable ? Disons tout de suite que non, il n’en sera plus jamais question. Du reste, au commissariat, on sépare Gérard et Kemal des trois petits jeunes et du vélo, trois braves petits "blancs" qui sortiront libres dans la foulée. Le Noir et le Turc, c’est une autre affaire. C’est, nous raconteront-ils, le moment le plus "mauvais". Menottés au banc, petits coups dans les tibias chaque fois qu’un policier passe devant eux, insultes, spécialement pour Gérard : "gros porc", "crado"... On les monte et on les descend, ça dure une heure et demie sans qu’ils sachent de quoi ils sont accusés et pourquoi ils sont ainsi devenus du gibier. Finalement, on leur signifie qu’ils sont mis en garde à vue pour une agression en réunion commise il y a quinze jours. Ils sont vraiment dégoûtés, ne sachant de quoi il retourne. Signature de garde à vue, fouille, cellule. Il est 22 heures. A la maison, j’attends mon fils. Téléphone deux heures et demie plus tard : "Votre fils est en garde à vue pour probabilité de violences en réunion." J’adore cette "probabilité". Au passage, un policier moins complice a dit à Gérard : "Mais toi, il me semble que tu n’es dans aucune des affaires, qu’est-ce que tu fais encore là ?" Mystère, en effet. S’agissant du Noir, mon fils, disons tout de suite qu’il n’a été reconnu par personne. C’est fini pour lui, dit une policière, un peu ennuyée. Tu as nos excuses. D’où venait toute cette histoire ? D’une dénonciation, encore et toujours. Un surveillant du lycée aux demoiselles l’aurait identifié comme celui qui aurait participé aux fameuses violences d’il y a deux semaines. Ce n’était aucunement lui ? Un Noir et un autre Noir, vous savez...
A propos des lycées, des surveillants et des délations : j’indique au passage que lors de la troisième des arrestations de Gérard, tout aussi vaine et brutale que les cinq autres, on a demandé à son lycée la photo et le dossier scolaire de tous les élèves noirs. Vous avez bien lu : les élèves noirs. Et comme le dossier en question était sur le bureau de l’inspecteur, je dois croire que le lycée, devenu succursale de la police, a opéré cette "sélection" intéressante. On nous téléphone bien après 22 heures de venir récupérer notre fils, il n’a rien fait du tout, on s’excuse. Des excuses ? Qui peut s’en contenter ? Et j’imagine que ceux des "banlieues" n’y ont pas même droit, à de telles excuses. La marque d’infamie qu’on veut ainsi inscrire dans la vie quotidienne de ces gamins, qui peut croire qu’elle reste sans effets, sans effets dévastateurs ? Et s’ils entendent démontrer qu’après tout, puisqu’on les contrôle pour rien, il se pourrait qu’ils fassent savoir, un jour, et "en réunion", qu’on peut les contrôler pour quelque chose, qui leur en voudra ? On a les émeutes qu’on mérite. Un Etat pour lequel ce qu’il appelle l’ordre public n’est que l’appariement de la protection de la richesse privée et des chiens lâchés sur les enfances ouvrières ou les provenances étrangères est purement et simplement méprisable.