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Cinéma : "Le plafond de verre", de Yamina Benguigui...

Crever "le plafond de verre" pour quelques uns, mais garder les murs pour des millions d’autres ?

lundi 20 février 2006, par Roger Dubien

"Le plafond de verre", film de Yamina Benguigui passe au Méliès et a fait l’objet d’un débat le 10 février dernier, débat auquel la réalisatrice n’a finalement pas pu participer.
Une nouvelle projection suivie d’un débat aura lieu au Méliès ce mardi 21 février, avec Abdelkader Belbahri, sociologue, qui animera également un débat autour de ce film le 11 mars au Cinéma Le Rex à Montbrison.

Un film a aller voir !

Disons-le tout de suite, ce film est extraordinaire, en particulier quand il décortique comment ça fonctionne dans les entreprises (et pas que dans les petites ou moyennes : là on est dans les grandes). En donnant la parole à des jeunes sur-diplômés qui ne trouvent pas de travail, parce qu’ils sont maghrébins ou noirs (à niveau de qualification égale, 3 à 5 fois moins de "chances" d’accéder à un emploi de cadre...), il prouve à qui ne s’en serait pas encore rendu compte à quel point la France, républicaine en surface, est raciste en profondeur. Pas le racisme dont parle une approche type "touche pas à mon pote", mais celui qui discrimine, qui suinte de partout, celui qui détruit.
Le film enchaîne des témoignages extraordinaires. Celui de Kamel par exemple. DEA de Sciences économiques, en économétrie et... jardinier. Kamel a craqué. Il est tombé malade.
Et Reda, qui a envoyé plus de 600 lettres, 10 entretiens d’embauche obtenus. Et que des refus. Et pareil pour son copain Nordine. Pourtant tous les deux, ils y ont cru - et ils y croient encore ? - à "l’élitisme républicain", celui qui sous-tend "l’école républicaine", en gros : "l’égalité des chances"... Les meilleurs auront les meilleures places, c’est ce qu’on nous répète tous les jours. Et ce serait donc ça "l’égalité républicaine" ? Quelques places pour quelques uns, selon les capacités et le travail, au fond selon "le mérite". "L’égalité des chances" : tous sur la même ligne de départ, des places pour les premiers à l’arrivée, et pour les autres... selon ce qui reste, c’est-à-dire la benne pour beaucoup...
Drôle d’égalité républicaine, celle là ! Mais en plus, ça ne marche pas comme ça !... Car le film prouve que "quoi qu’ils fassent, quels que soient leurs efforts", il y en a qui "se heurteront au "plafond de verre".

Le film pointe aussi comme ressort profond de ce racisme et de ces discriminations, la colonisation, le maintien de rapports coloniaux. Eh oui : il n’y a pas de colonisation possible sans racisme. Un peuple ne peut pas voler la terre, les maisons, les femmes, la vie d’un autre peuple sans sentiments racistes, sans le mépriser, le considérer comme un peuple de sous-hommes, moins civilisés et plus barbares que lui. Et ça, ça reste, c’est profondément ancré, surtout si on n’en parle pas...
La, on vérifie que les "Indigènes de la république" sont passés par là. Ils ont dit des choses "définitives" sur cette réalité.

Raciste la République française ? Dans les textes, ça s’est certes amélioré, depuis Jules Ferry (ne serait-ce pas lui, l’inventeur du concept d"’égalité des chances" ?) qui disait que "la déclaration des droits de l’homme n’a pas été écrite pour les Noirs d’Afrique équatoriale". Et ajoutait : "Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures".
Maintenant, l’article 1 de la Constitution de 1958 dit : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.". Mais, 50 ans après, ceci est toujours violé tous les jours. Voir les pratiques de l’OPAC de St-Etienne par exemple...
Et le film multiplie les témoignages sur cette réalité épaisse du racisme et des discriminations. Il parle par exemple de tous ces jeunes diplômés qui sont cantonnés dans des boulots de gardiennage et de sécurité. Ainsi ce prof de maths, qui aide des jeunes à réussir leurs examens... et qui est maître chien. Et c’est sans fin ce truc là : si sa femme a pu trouver un emploi de comptable, le parcours d’obstacles a commencé pour sa fille. Alors cette famille pose le problème : la question n’est pas que ces jeunes "s’intègrent" (jusqu’à quand cette injonction ?) mais "est-ce que la France accepte d’intégrer les enfants nés ici ?"

D’accord pour crever le plafond. Mais qu’est-ce qu’on fait des murs ?

Ce film est donc exceptionnel. Il fait voir comment fonctionne ce "plafond de verre" qui interdit à la minorité de filles et fils de colonisés qui sont en situation de pouvoir accéder à des responsabilités de cadres et de hauts cadres dans cette société, de le faire.
Et pourtant, ils "sont capables" et sont même capables d’en faire plus que les autres. Ainsi cette jeune femme maghrébine agent de maîtrise à la Fnac : "je fais plus que mon contrat, je veux réussir". Elle raconte cette histoire "de chaises et de fauteuils" qu’elle a raconté à son enfant, un jour, devant une exposition de fauteuils. Elle a montré où elle était, quelque part vers le milieu. Elle a dit à son fils que ce qu’il aurait, lui, ça dépendrait de sa façon de travailler, si toutefois il arrivait à avoir une chaise... Elle, elle pense qu’elle n’ira pas "plus haut" : a sa connaissance il n’y a pas de cadre issu de l’immigration à FNAC logistique. "Je suis au maximum de ce que l’entreprise peut accepter"...
Ou encore cette jeune femme directrice de magasin Yves St-Laurent. Contente de travailler dans l’univers du luxe. Et ce directeur de magasin Conforama ; et ça se passe probablement plutôt mieux avec lui comme directeur, surtout avec la clientèle de la ville en question, très métissée. Un parcours extraordinaire, depuis son père arrivé d’Afrique centrale au Havre pour travailler chez Renault. Ses projets ? Continuer à grimper. Voir quelle marche il peut atteindre, "quel est mon vrai seuil de compétences". Peut-être directeur régional ?
Et le film parle de la façon dont la poignée de celles et de ceux qui ont crevé le plafond vivent leur situation. Emouvant. Beaucoup pensent à leurs parents. Dont certains ne sont plus là. Mais qui sont fiers. Ou le seraient. Un beau parcours pour des immigrés sur-exploités, amenés ici pour travailler à la chaîne dans les usines des 30 "glorieuses" (!). "Je suis chef, ça leur suffit. Ils ne savent pas de quoi ...", dit Abdel, qui, rentré à l’expédition, est cadre à la compta (1 descendant d’immigré parmi plus de 100 cadres dans cette boîte...).
Mais pour quelques parents qui sont fiers, combien de parents obligés par cette société d’aller visiter aux parloirs des prisons ?

C’est là que le film devient plus ambigu. Parce qu’on ne parle pas des millions d’autres, les vieux- méprisés -, ceux qui travaillent dans les usines et sur les chantiers - surexploités-, les jeunes, dans les cités, ceux qui se sont révoltés en novembre 2005. Pour eux, est-ce que le problème est seulement au plafond ? Le problème c’est plutôt les murs, de tous les côtés.
Comment fait-on pour faire changer ça ? Faire comme ce jeune entrepreneur, noir, "entrepreneur militant, engagé", qui a construit une sorte de réseau, avec d’autres patrons noirs, pour aider d’autres à accéder à des postes dans les entreprises. Par cooptation. Oui, d’accord, mais...
Le film devient même carrément complaisant avec ces grands patrons blancs, dont certains sont des prédateurs connus, mais qui pensent que pour faire ça il n’y a pas de race supérieure et inférieure. Et même que c’est un plus pour leurs entreprises de mieux ressembler à la société. Ils ne se racontent pas d’histoire, et ils ont repéré qu’au niveau des hauts cadres, le problème est total. Ainsi à la FNAC, à La Redoute, à PPR (page de pub...), on est conscient que c’est au niveau du cadre qu’il n’y a que des blancs. Alors que d’autres peuvent être aussi "performants" pour les objectifs de profits de ces entreprises.
Il y a donc des dirigeants de ce système qui pensent qu’il faut, comme François Pineau,  "métisser la France d’en haut" . Pas toucher au gouffre "France d’en haut - France d’en bas", non, métisser la classe dirigeante, "l’élite" capitaliste...
C’est déjà mieux que le racisme, bien sûr. Mais même uniquement sous cet aspect là, il est probable qu’il ne peut guère y avoir de solution. Système intrinsèquement inégalitaire, d’exploitation et de dominations, le capitalisme a intérêt pour se maintenir au maintien de toutes sortes de dominations, qui s’épaulent les unes les autres. Donc, ça n’ira jamais bien loin...

Alors est-ce qu’il ne faut pas remettre en question ce concept d’"égalité des chances" ? Car est-ce que la solution est la course d’obstacles pour tous, la compétition, mais avec les mêmes droits (ce qui est en plus un gros mensonge) sur la ligne de départ ? D’ailleurs, si on arrivait (mais probablement on ne peut pas y arriver) à ce qu’une telle société aussi inégalitaire soit débarrassée du racisme, ça changerait très peu de choses pour l’immense majorité de ses membres, en trop dans ce système là.
Egalité des chances dans la compétition tueuse, ou bien droit réel pour chacun et pour tous de réussir sa vie, de mener une vie digne, chemin de la solidarité, du combat populaire et culturel pour la promotion et l’émancipation collective, pour une humanité plus humaine.

Le film commence avec les images extraordinaires de Martin Luther King et de son rêve. Ce combat là ne peut pas se rabougrir à l’objectif de métisser la classe dirigeante capitaliste. Il n’est pas terminé quand on a abouti à Colin Powell, chef d’état major de l’armée d’agression US, et à Condoleezza Rice. D’ailleurs, entre temps, Martin Luther King a été assassiné. Tout comme Malcom X et tant d’autres...

Le rêve de Martin Luther King reste pour l’essentiel à réaliser. N’est-ce pas ce un peu ce qu’ont dit les Indigènes de la République ?