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Immigration et/ou situations post-coloniales ?

samedi 21 mai 2005, par Abdelkader Belbahri

 A l’heure où se constitue et où se développe une mobilisation des “Indigènes de la République”, je voudrais livrer ici à la lecture publique ce texte que j’avais rédigé au début des années 80, juste avant la marche des Beurs. Il est extrait d’un ouvrage publié en 1987 chez l’Harmattan.  

Aujourd’hui, l’immigration maghrébine, plus de trois quarts de siècle après les premiers recrutements coloniaux, apparaît sur la scène politique et sociale. Cette émergence ne s‘est pas faite selon les formes classiques, comme on a pu le voir pour les immigrations antérieures, d’origine européenne. La thèse de l’incorporation des groupes successifs d’immigrés à la société française, au niveau de la première ou de la deuxième génération, ne semble pas s’appliquer aux Maghrébins. De plus en plus, l’appellation "les immigrés" n’est plus qu’un euphémisme désignant un groupe social particulier.
Plusieurs argumentations ont été avancées pour tenter d’expliquer ce qui est considéré comme un retard ou une résistance à l’intégration. A chaque fois un facteur explicatif est mis en avant.
L’explication par la crise économique semble sous-entendre souvent que pendant la période de croissance "tout allait pour le mieux", et dés que les miettes du système se sont faites plus rares, les "immigrés", sont devenus indésirables. Comme si pendant les "trente glorieuses" de l’économie française il n’y avait pas eu de racisme !
La thèse de la résistance du religieux met en relief l’incompatibilité entre la culture arabo-musulmane et la tradition judéo-chrétienne. Et enfin, les partisans de l’explication générationnelle semblent soutenir qu’avant l’apparition de la deuxième génération, toute l’immigration somnolait dans une léthargie prolétarienne. L’émergence des "Beurs" aurait problématisé le compromis séculaire qui existait entre la société française et "ses immigrés".

Parmi les résultats induits par ces différents types de raisonnements, une série de questions du genre : "Pourquoi les Polonais ?", "Pourquoi les Italiens ?", "Pourquoi les Arméniens ?", et "Pourquoi pas les Maghrébins ?"... Questions classiques auxquelles ce livre tente de répondre. Plus récemment, on entend trop souvent chuchoter dans les couloirs des écoles, dans les arrières salles des centres sociaux ou dans les coulisses des administrations, que les réfugiés du sud-est asiatique, eux, ne posent pas de problèmes.
Tenter de répondre à ce type de considérations, c’est tomber dans le piège du processus de différenciation négative des groupes ethno-culturels, processus propres aux situations coloniales.

Ces différentes conceptions confondent une immigration recrutée à la suite d’accords de main-d’œuvre ou à une proximité des frontières et une immigration de type colonial, mobilisée à l’intérieur d’un espace politique colonie-métropole. Cent trente ans de colonisation de l’Algérie n’ont pas manqué d’avoir des répercussions sur la perception des Algériens par les Français et inversement. La relation France-Maghreb est spécifique, mais non singulière. La colonisation et les rapports culturels, privilégiés et problématisés, entre une métropole et ses anciennes colonies n’est pas un phénomène propre à la France. En considérant le problème au niveau de l’Occident, non pas en tant qu’aire géographique, mais en tant que système économique et politique, j’ai cherché des termes de comparaison. Au lieu de considérer d’une manière abstraite " les immigrés " en France, quel que soit le vécu culturel des groupes qui composent cette catégorie, je me suis intéressé à ceux qui sont issus d’une relation, si l’on peut dire "privilégiée", entre la société d’origine et la société d’accueil.

Si la situation de l’immigration maghrébine en France revêt aujourd’hui des formes inédites par rapport aux différentes immigrations qui se sont succédées dans ce pays, sa condition d’infra droit, la perception de l’ethnicité en France ("les arabes"), sa position hiérarchique, la font ressembler aux minorités ethniques dans d’autres pays occidentaux. Etre algérien en France et être italien, espagnol et portugais, ne sont pas des situations comparables. Mais un Angolais à Lisbonne, un Congolais à Bruxelles, un Algérien à Paris, un Sud-Moluquois à Amsterdam, un Coréen à Tokyo, un Jamaïcain ou un Indo-Pakistanais à Londres, un Noir américain ou un Portoricain à New-York, s’ils ne vivent pas dans les mêmes contextes nationaux connaissent, d’une certaine façon, le même degré de rejet racial. Devant ce rejet, à tous les échelons de la société, ils développent des modes d’intégration pratiquement similaires. La participation de certains de ces jeunes issus des minorités à des activités délinquantes, doit être comprise en tenant compte des occasions extrêmement limitées ouvertes à de tels groupes pour des qualifications sociales légitimes. La situation et l’avenir des Maghrébins en France dépendent davantage du fait qu’ils constituent une minorité ethnique dans un contexte post-colonial qu’au fait qu’ils sont immigrés.
Les travaux les plus représentatifs des chercheurs américains et britanniques se sont heurtés, jusqu’à une époque récente, aux mêmes limites : La difficulté d’explication de la persistance de minorités raciales dites de "couleur", alors même que les immigrants d’origine européenne ont été successivement assimilés à la société d’accueil. Dans la sociologie des relations raciales, cette persistance a été expliquée par les préjugés des Blancs par rapport aux Noirs. Or il se trouve qu’un Africain noir francophone, lorsqu’il se rend aux Etats-Unis n’est pas traité de la même façon qu’un Noir américain. Et les Noirs américains qui viennent à Paris sont surpris de l’ampleur de la discrimination subie par les Algériens, alors qu’ils ne sont pas noirs (cf. James Baldwin, chassés de la lumière.)

La situation de minorité post-coloniale ou post-esclavagiste se traduit par un ensemble de discriminations sociales dans l’accès à l’emploi, au logement, etc. Ceci aboutit à la constitution de ghettos urbains. Trop souvent la compréhension de ces phénomènes s’est limitée à la simple description des traits culturels (les cultures indigènes !) qui caractériseraient ces groupes ségrégés, comme le décrit à sa façon le célèbre auteur de romans policiers Chester Himes :

"Par suite de cette énorme confusion, la plupart des Noirs, à travers les Etats-Unis, vivent ensemble, coude à coude, dans leurs communautés propres, connues sous le nom de “ Ceinture Noire”, “ Négroville”, “Baraqueville”, “ Quartier Couleur” ou sous tout autre nom inspiré par l’histoire locale ou les fantaisies des agents immobiliers, à moins qu’elle ne doive son nom à quelque gracieuseté raciale, ainsi “ La Mare aux poissons-Chats”. Il y a des gens qui prétendent que les Noirs ont le goût de cette promiscuité, d’autres soutiennent qu’il n’en est rien. Controverse qui n’est pas sans parenté avec les jeux de rhétorique pratiqués dans les universités noires du Sud, sur des thèmes du genre : "Quel est l’élément le plus destructeur : le feu ou l’eau ?" En fait, les Nègres n’ont pas le choix - ils sont obligés de vivre entre eux, dans leurs communautés noires, pour la bonne raison qu’ils ne peuvent vivre ailleurs" (Mamie Mason).

Il y aurait donc une spécificité dans la position de minorités qui ne se trouvent au sein de certaines sociétés occidentales que parce que ces mêmes sociétés sont des ex-puissances coloniales ou esclavagistes. C’est le cas de l’immigration originaire du Maghreb. La particularité de la situation de ce type de minorités, c’est que la discrimination à tendance à être d’autant plus forte et plus insidieuse que les descendants de cette minorité s’assimilent culturellement à la société majoritaire. Car les jeunes générations finissent par s’approprier la mémoire de leurs prédécesseurs dans le but d’exiger la fin de la subordination coloniale et donc la pleine citoyenneté.

Abdelkader Belbahri.

(Extrait de "Immigration et situations post-coloniales", pp. 7-9, Editions l’Harmattan)