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Lettre à un ami resté là-bas

lundi 28 décembre 2015, par Mohamed Chouieb

As-tu appris les tragiques évènements qui sont survenus en France ? Mais, que je suis bête ! Comment aurais-tu pu rester dans leur ignorance alors que toute la planète en bruissait ? Surtout avec votre proximité géographique et linguistique avec ce pays et votre propension quasi compulsive à regarder et écouter tous les médias du monde... Comment aurais-tu pu rester au sec et ne pas avoir été éclaboussé, sinon, trempé jusqu’aux os par les larmes versées par l’Humanité tout entière d’après ce qu’on nous a dit ?

Ainsi, les terroristes islamistes ont encore frappé ici, ils ont frappé comme ils le font d’habitude, comme ils le font partout dans le monde : sauvagement, bestialement, massivement. Si bien que, malgré leurs communiqués, leurs déclarations et leurs serments ante et post crime, on finit par ne plus savoir quelle cause ils défendent et quel ennemi ils combattent, sinon l’Humanité.

Cela a dû te rappeler beaucoup de tristes souvenirs et raviver cette douleur qu’ont allumée le martyre de nos amis proches, de nos compatriotes et la destruction de notre pays. Et qui ne s’est jamais éteinte.

Tu te souviens de Mostefa, de sa tignasse blonde, de ses yeux bleus et de sa jambe folle ? Tué à bout portant d’une décharge de fusil à canon scié dans sa ginguette au bord de mer, pour on ne sait quelle raison. Peut-être parce qu’il était soupçonné d’y servir du vin ? Tu te souviens d’El Hachmi, de son sourire désarmant quand il revenait au travail après plusieurs jours d’absence, de sa nonchalance et de sa bonne humeur ? Tué de deux balles dans la tête devant la porte de son immeuble alors qu’il discutait avec des copains. Ses deux agresseurs voulaient l’entraîner à l’écart pour l’exécuter mais il s’était tellement débattu qu’ils l’ont abattu sur place. Pourquoi est-il mort laissant derrière lui sept orphelines ? Parce qu’il a osé critiquer ouvertement le programme du Front islamique du salut, le parti islamiste, à l’époque coqueluche des « Occidentaux » ! Et Abdallah, maquisard dès l’âge de quinze ans pour libérer son pays et qui a repris les armes et combattu les hordes islamistes jusqu’à son dernier souffle ? Et Brahim, cet ouvrier sans histoires, qui s’est engagé dans l’armée à la suite de l’enlèvement de sa fille et qui a perdu la vie au combat ? Et Sebti le poète, égorgé la nuit de Noël dans l’institut où il enseignait la sociologie ? Et tant et tant d’autres, tous ces intellectuels, tous ces braves, toutes ces femmes et ces hommes qui manquent tellement aujourd’hui à l’Algérie dans son éternel combat pour le développement, la justice et la démocratie...

Tu te rappelles ces fréquentes et tristes montées au cimetière pour enterrer les meilleurs enfants de notre ville arrachés à la vie à la fleur de l’âge ? De ces enseignants qui ont été égorgés devant leurs élèves et des ces collégiennes dont les cars ont été arrêtés en rase campagne et qui ont subi le même sort ? Des 123 journalistes assassinés entre 1993 et 1997 ? De nos savants, de nos artistes et de ces villages entiers exterminés parce qu’ils n’acceptaient plus de se faire racketter par les terroristes ? De ces usines, de ces écoles incendiées, de ces routes coupées, de tout ce qui appartenait au peuple et qui était détruit ?

Et la manière dont les terroristes islamistes s’y étaient pris pour casser l’Etat algérien, avec l’élimination ciblée de toute l’élite du pays : artistes, journalistes, poètes, écrivains, chercheurs, savants, syndicalistes (au nom de leur principe qui veut que toute lumière doit être éteinte pour ne laisser place qu’à l’obscurité) et la pratique de tueries de masse pour tétaniser et soumettre la population.

Une question nous taraudait : pourquoi nous a-t-on fait ça ? Pourquoi l’Algérie ? Nous ne comprenions pas ce qui nous arrivait et pourquoi cela nous arrivait. Et les échos et lazzis qui nous parvenaient d’ailleurs ne faisaient qu’augmenter notre incompréhension, notre incrédulité et notre désespoir. Nous comprenions d’autant moins que, venu de pays que nous croyions frères ou amis, de pays considérés ou autoproclamés comme étant les phares des droits humains, de la justice et de la démocratie, un discours, aussi ignoble que scélérat, expliquait à qui voulait l’entendre que ce qui nous arrivait ne nous arrivait que parce qu’on était ce qu’on était, c’est-à-dire un peuple violent, arriéré et inculte, donc toujours enclin à la violence pour régler des situations qui pouvaient l’être par l’ouverture d’esprit, le dialogue et...les concessions face à des revendications obscurantistes, certes, mais qui nous rapprochent des fondements véritables de notre culture et de notre religion.

Heureusement que nous n’avions jamais accepté ce discours, nos dirigeants de l’époque, aussi. Et, ainsi, pendant plus de dix ans, nous avons combattu l’hydre terroriste seuls, le dos au mur, sous les embargos, les boycotts en tous genres, la limitation drastique des visas et, le pire de tout ça, le dénigrement et la déformation des faits.

Nous avons encore dans la douleur de nos mémoires les gens qui nous ont le plus humiliés, de la journaliste de « Libération » José Garçon à Guillaume Durand, journaliste vedette de feu TV5 en passant par François Gèze, l’éditeur ... qui ne voulait publier des auteurs algériens que ceux qui donnaient corps au discours ambiant. Et ce triste Robert Ménard, alors président de « Reporters sans frontières » qui faisait croire que les journalistes algériens assassinés par les terroristes n’étaient, en fait, que des policiers déguisés en journalistes. Que de contrevérités, que de mensonges assénés comme vérité vraie et universelle car émanant du « Pays de la liberté », celui qui, pendant 132 ans, nous a exterminés, volés, violés, exploités et humiliés. Donc, celui qui était supposé le mieux nous connaître.

Contre tout cela, nous avons lutté avec nos moyens propres, humains, matériels et moraux et on a fini par gagner la guerre sur le terrain, même s’il reste encore plein de choses à faire sur le plan des idées. Pour y arriver, nous n’avons pas cédé un seul instant à la tentation confortable de chercher un bouc émissaire pour cacher les graves lacunes de notre gouvernance et de notre projet national. Nous n’avons agressé ni bombardé et, encore moins, détruit aucun pays tiers, même pas ce fourbe voisin qui abritait et formait nos futurs terroristes. Nous n’avons demandé à former, ni formé, aucune coalition contre aucun pays, nous n’avons déclenché ni attisé la haine envers personne, ni exclu personne, aucune religion ni aucune origine. Et nous n’avons demandé ni à l’O.N.U. ni à l’O.U.A. de nous décharger de nos obligations en matière de droits de l’Homme.

C’est maintenant que je réalise combien nous avions été résilients face aux épreuves et tempérants dans nos réactions même dans les moments les plus critiques. C’était tellement évident que je pensais que c’était normal ; et que toute nation soumise aux mêmes épreuves réagirait de même...

On nous dit que le bilan final était de 200 000 morts, 800 000 exilés, une centaine de milliards de dollars de dégâts, la disparition de la plus grande partie de l’élite du pays et, pour finir, un pays tombé entre les mains d’une véritable mafia politico-économique et à l’avenir durablement brouillé. Mais, paradoxalement, le peuple est tellement convaincu d’être sorti vainqueur de cette terrible guerre que lui a livrée la coalition obscurantiste avec le soutien discret et non moins intéressé des pays dits « occidentaux », que même les vrais vainqueurs n’osent pas encore s’afficher et, encore moins, pavoiser.

Bon ! Ne remuons pas le couteau dans la plaie, surtout qu’elle ne s’est jamais bien refermée. Mais le temps a passé, l’Algérie existe et vit toujours dans son exubérance et sa personnalité si particulière, avec ses principes surannés mais si nobles et si attachants, même si aucun de ses rêves n’a été exaucé, hormis celui de se débarrasser du joug colonial.

Ce n’est que maintenant que je me rends compte de tout ça, lorsque je vois, après seulement deux agressions terroristes, la panique dans laquelle s’est installé ce grand pays qu’est la France et la manière dont il a renié les principes sur lesquels il était censé être bâti. Comme un vase précieux qui chute de son piédestal et qui se brise en mille morceaux...

Mohamed Chouieb

24/12/2015