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Bref séjour dans ma ville natale

vendredi 23 octobre 2015, par Mohamed Chouieb

Il faut dire que mes séjours à Jijel sont de plus en plus espacés. Par le passé, depuis mon exil, même en pleine activité professionnelle, je m’efforçais d’y retourner deux fois par an mais ce temps-là est révolu depuis quelques années déjà, la disparition de mes parents et d’un certain nombre d’amis, la déchéance des valeurs sociales et morales de la société dans laquelle j’étais né, j’avais grandi et passé la plus grande partie de ma vie, ainsi que la terrible et irrépressible dégradation de tout l’environnement urbain et rural de ma ville natale comme de tout le pays, expliquent en partie cette évolution. En partie seulement, l’autre résidant dans les effets de l’âge mais, surtout, comme me l’expliquait un ami, dans cette sorte de phobie des frontières qui semble affecter de plus en plus de citoyens résidant dans le vaste et prospère espace Schengen. Inconsciemment, nous n’acceptons plus d’être contrôlés, tâtés, fouillés, regardés comme des délinquants ou des terroristes en puissance, des gens qui ont certainement quelque chose à cacher et de mauvaises intentions derrière la tête pour peu qu’ils veulent se rendre dans un pays autre.

Mon arrivée à Constantine s’inscrit dans ce schéma : une trentaine d’agents en uniforme ainsi que des fonctionnaires en civil attendaient les passagers de ce vol Aigle Azur en provenance de Lyon. Quand on sait dans quel état de vulnérabilité se trouvent les vastes frontières de l’Algérie, on ne peut qu’être frappé de voir tant de monde pour un petit aéroport qui reçoit une demi-douzaine de vols internationaux par jour ! Il faut dire, au vu du nombre de voyageurs que ces agents ont accueillis avec force embrassades, que ces derniers n’étaient pas là seulement pour la sécurité ou le contrôle. Ils accueillaient les leurs dans un pittoresque cérémonial qui ne doit exister nulle part ailleurs et qui donne l’impression aux autres passagers d’être des intrus dans un aéroport familial. Pour le reste, l’ambiance était plutôt bon enfant et les contrôles assez rapides, même si les policiers chargés de la vérification des passeports (car il faut un passeport pour qu’un Algérien émigré puisse entrer dans son pays...) se font un devoir d’afficher des mines soupçonneuses et peu accortes, voire rébarbatives, vieille réminiscence d’une époque qui voulait que tout ce qui portait fusil, matraque, uniforme, insigne ou, même, moustache ou burnous était du bon côté du droit, de la révolution et des intérêts de la patrie et tous les autres, des traîtres en puissance. Cette idée semble persister encore ici, même si l’Histoire nous a montré par mille et un exemples que tout cela était archi faux et que c’était même plutôt l’inverse qui était vrai...

Je dois reconnaître que les contrôles de douane sont moins lourds et plus intelligents que par le passé mais une chose semble immuable : l’Algérien est toujours fâché avec le travail et nous le prouve en commençant à livrer les bagages presque une heure après l’atterrissage de l’avion. Mais, comme je disais, tout cela n’est pas fâcheux, c’est juste pittoresque.

Le voyage vers Jijel s’est passé le mieux du monde, je veux dire de ce monde-là, c’est à dire sans accident ni incident malgré le très mauvais état de la route, les conducteurs en folie et les centaines de dos-d’âne barrant inopportunément la route même les portions cataloguées « expresses » selon le standard algérien. Il faut dire que Mohamed, mon ami chauffeur de taxi, en a vu d’autres depuis le temps qu’il roule sa bosse sur ce territoire, mais je dois avouer au fond de moi-même, que s’il avait fait le même trajet de la même manière en France, il aurait perdu sans aucun doute la totalité des points de son permis de conduire. Non pas parce qu’il conduit mal, mais parce qu’il est constamment obligé de faire de graves incartades au code de la route pour éviter le pire. L’Algérie ne possède pas les routes les plus meurtrières du monde sans raison !

Jijel dans tous ses états

Là-bas, au bout du cul-de-sac que forme la montagne avec la mer, apparait soudain ma ville natale, une masse informe et gigantesque d’immeubles et de constructions de toutes sortes, de tous acabits, tentaculaires, progressant dans un irrépressible mouvement de reptation vers la maigre plaine orientale et les montagnes environnantes, tel un Léviathan qui aurait déclaré une guerre sans merci à toute la nature et qui ne s’arrêterait que lorsque tout sera couvert de ciment.

Cela est impressionnant et triste mais cela fait bien longtemps que je ne me fais plus aucune illusion sur l’avenir de ma ville natale ni du pays tout entier. Et, en plus, je ne viens pas à Jijel pour voir de belles choses ou pour me payer du « bon temps ». Je ne viens que pour renouer les liens avec mes racines, ma famille et mes amis. Jijel m’a déjà donné mille années de bon temps, ce bonheur et cette fierté de penser que Dieu a exhaussé tous nos voeux grâce à notre vaillance, notre honnêteté et notre fidélité aux serments faits aux anciens. Un pays magnifique et une nature prodigieuse sur lesquels, après sept années de sacrifices incommensurables, il nous a été possible de vivre dans le bonheur le plus total et le respect de ce qui les entourait. Cela a duré une dizaine d’années après l’indépendance, une douzaine tout au plus, jusqu’au moment où le pays tout entier a commencé à délirer en faisant siennes des délires du dictateur de l’époque, découvrant et adoptant des moeurs et des usages qu’aucun jijli n’avait connus ni pratiqués auparavant.

L’agression la plus douloureuse et la plus marquante a été la mise sous séquestre du symbole le plus emblématique de la ville : les ports de pêche, de commerce et de loisir, la vieille ville et la jetée. Un rétrécissement de l’espace qui s’est fait avec brutalité, sans discussion ni consultation de la population au point que les autochtones l’ont ressenti et le ressentent encore comme une nouvelle occupation. Et, étonnamment, ce sentiment n’a pas disparu. Bien au contraire, en échangeant avec les plus jeunes, je me suis rendu compte qu’ils étaient encore plus amers et remontés contre cette injustice, cette féroce et bestiale limitation de leur espace vital et, contrairement aux anciens qui ont en profité même pendant la guerre de libération et quelques années après l’indépendance, il ne leur reste plus que l’imagination à partir de récits mythifiés à l’envi. Et je pense que n’est pas demain que cette blessure se cicatrisera !

La ville le jour

Envahie du matin au soir par des nuées de véhicules, des véhicules de toutes sortes, de l’antique autocar TATA, dont on se demande par quel miracle il se meut encore, aux luxueux 4X4 anglais, allemand ou coréens valant des fortunes acquises par je ne sais quel miracle, Jijel baigne dans des nuisances infernales à longueur de journée : gaz d’échappement, bruits, multitude humaine occupant le moindre espace. S’y déplacer en vélo devient une sorte de loto suicidaire offrant au cycliste deux choix suicidaires : mourir rapidement en se faisant écraser par un véhicule dont le conducteur pense que la règle de la priorité à droite ne s’applique pas aux cyclistes (chose vécue,) ou mourir plus lentement d’un cancer à force de respirer des gaz d’échappement.

Aucune structure n’est plus adaptée à la taille de la ville et à la multitude de ses occupants. Ni le nombre de logements, ni les écoles (avec trois élèves à une même table), ni les rues, ni les routes, ni les transports, ni les trottoirs, ni l’hôpital, ni les égouts, ni le ramassage des ordures, ni les structures administratives en charge d’accueillir et fournir les documents dont a besoin pour exister tout un peuple soumis à une bureaucratie tentaculaire et féroce.

Cela me rappelle une discussion que j’ai eue avec mes collègues dans les années 70, en plein délire pseudo-socialiste, qui me demandaient vers quel avenir se dirigeait l’Algérie. Ma réponse revêtit la forme d’une parabole : « L’Egypte est en train de suivre l’Inde et l’Algérie l’Egypte. » Beaucoup en étaient déçus ou circonspects car l’avenir que leur présentait le Guide n’était ni celui de l’Inde ni celui de l’Egypte mais celui de l’Espagne et de l’Allemagne de l’Est ; mais ceux qui sont encore de ce monde se souviennent de la justesse de cette prévision.

Mon Jijel, mes amis

Mais Jijel n’est, heureusement, pas que cela, pas que cette ville anarchique, sale, malodorante, dévastée par ceux qui l’habitent et ceux qui l’administrent sans l’aimer ou même en la haïssant, ni la connaître. Jijel, c’est d’abord et surtout la ville de ma famille et de mes amis.

Cette famille qui me rappelle qu’elle tient toujours sous bonne garde le patrimoine ancestral et que nous sommes toujours dans ses pensées, moi, ma femme et nos enfants. Et cet oncle, mon oncle Khelifa, 90 ans, cadet de sa fratrie, qui me fait remémorer les exploits de notre ancêtre Abdallah, dernier résistant de sa tribu contre l’envahisseur français. Et qui me transmet sa foi et sa conviction en un futur meilleur dans un pays débarrassé des intrus, des traîtres et des imposteurs. Et qui me rassure sur la famille : « Ne t’inquiète pas, tes cousins sont en train de reprendre en main les terres familiales abandonnées pour la troisième fois et reprises aussitôt après : une première fois après l’expropriation et la déportation coloniales, une seconde fois pendant la guerre de libération et une troisième fois pendant le terrorisme islamiste qui a vu ton cousin Mabrouk férocement et inutilement torturé puis assassiné par ceux-là mêmes qui roulent carrosse aujourd’hui dans les rues de la ville ! ».

Et ces amis que je retrouve encore même si leurs rangs ont été décimés par les années ou la férocité des hommes, ces amis survivants dont l’âge oublié saute aux yeux au premier regard mais qui, au bout d’un instant, redeviennent tels que je les ai laissés, avec leurs regards débordants de gentillesse, de complicité et compréhension. Ces amis avec lesquels je peux échanger des souvenirs et partager des certitudes comme on élèverait un rempart infranchissable contre les agressions bestiales du monde qui les entoure, un monde sans valeurs ni principes, un monde prosterné devant l’argent et le paraître, quand bien même tous les Algériens savent que l’Algérie reste un pays voué au sous-développement pour bien longtemps encore. La preuve en est dans le nombre incroyable de leurs enfants les plus brillants qui sont partis faire leur vie ailleurs...

C’est en revoyant mes amis que je comprends d’où vient cette force irrésistible qui, régulièrement, me pousse, tel un saumon à la recherche de son bassin originel, à quitter la quiétude et le confort de ma terre d’adoption pour revenir sur les lieux de mes racines.

J’en ai passées des heures à discuter avec eux, à mettre à jour le roman de nos vies afin que nul n’ignore plus rien de ce que l’autre a vécu quand il était ailleurs !

Le retour

Je ne terminerai pas sans parler du fameux 12 S que je n’ai pu obtenir alors qu’il constituait un des buts de mon voyage. M’étant présenté à la mairie pour la délivrance de ce fameux papier, on me demanda de fournir pour cela un « 12 » (extrait des actes de naissances normal) et la photocopie de la carte nationale d’identité. Une fois que je me suis présenté au bureau de la mairie avec ces documents, une fois que ces derniers furent agrafés par la préposée, on me posa la question pour savoir si j’étais marié. Répondant par l’affirmative, pauvre idiot que j’étais, on me demanda un « Avis de mention de mariage » délivré par la mairie où je me suis marié. Comme je m’étais marié à Alger, il fallait donc aller à Alger chercher dans quelle mairie mon dossier a été transféré (puisque la mairie d’Alger dans laquelle je m’étais marié, depuis ce temps-là, été transformée en Assemblée Nationale Populaire), se faire délivrer cet « Avis de mention » (sous condition d’avoir tous les papiers nécessaires à la délivrance de ce papier qui n’est même pas le papier final recherché qui reste, ne l’oublions pas, ce fameux 12 S...) et revenir à la mairie de Jijel pour avoir droit au fameux S12 lequel me permettrait de compléter mon dossier, lequel me permettrait d’accéder à la possession du non moins fameux passeport biométrique vert DZ, véritable répulsif aux postes frontières du monde entier, au point où son possesseur, même ministre en fonction, peut se faire fouiller à corps dans un aéroport français ! Bien sûr que, n’ayant pas que ça à faire ni du temps à perdre, j’ai jeté l’éponge sans que ça me fasse oublier l’essentiel ni me faire départir de ma bonne humeur. Ce n’est pas à mon âge qu’on va me faire danser !

Dans tout ça, deux semaines, c’est aussi court que cela m’a semblé être long avant que je sois à Jijel et que je retrouve ma vie et mes racines, même dans un pays dévasté et une ville défigurée !

Au retour, il fallait affronter la route vers Constantine, surtout un vendredi, jour de mariages et de cortèges. Et nous en avons rencontrés des cortèges de voitures à milliards dans lesquelles n’oserait entrer aucun patron ou haut fonctionnaire français sous peine de déclencher une enquête immédiate sur son train de vie. Des voitures conduites par des jeunes gens comme sortis d’un film de la série « Mad Max » à la sauce locale, ne voyant personne et ne permettant à personne de se trouver devant eux par le hasard de la circulation automobile. Comme j’aurais voulu voir surgir un de ces motards magnifiques que j’ai aperçus plastronnant dans la ville sur leurs engins japonais ! Hélas, il fallait rien attendre de ce côté-là et faire plutôt confiance à l’expérience et la placidité de Mohamed, mon ami chauffeur de taxi, qui lui permettront de nous amener à bon port.

Lors de la traversée de Constantine, au milieu du chaos de la circulation, du flux des piétons et des engins de toutes sortes, je me suis surpris à regarder tout ce monde avec le même regard que celui que j’avais dans ma jeunesse lorsque je traversais les villes d’Afrique sub-saharienne au cours de mon activité professionnelle : un regard à la fois apitoyé et résigné mais, en même temps, révolté contre ceux qui ont amené ces pays dans cet état...

Mohamed CHOUIEB

Le 21 octobre 2015