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Travail social...

Tous les secteurs de notre société se marchandisent

vendredi 16 janvier 2015, par Josiane Reymond

Je travaille comme puéricultrice, au Conseil Général de la Loire depuis de nombreuses années, et je vois peu à peu, notre travail se transformer à l’échelle de chaque secteur. Le vocabulaire qui évolue est très révélateur, et caractéristique de l’état d’esprit actuel de notre institution. On parle aujourd’hui en termes de hausse et de baisse « d’activité » pour désigner notre travail, on parle « de portefeuille » pour désigner le nombre de familles accompagnées par un agent.

Dernièrement une collègue puéricultrice a été reçue à l’occasion de son entretien d’évaluation avec le responsable de Territoire, son responsable direct étant absent. Cet entretien est l’occasion de discuter du travail effectué par l’agent durant l’année, de la réalité, du contexte dans lequel il évolue. Durant cet entretien particulier, cet agent a été interrogé sur ses « chiffres » qui seraient en baisse, le responsable de territoire s’est même inquiété du temps que consacrait cet agent au cours de ses visites à domicile.

Depuis quelques années, nous devons noter dans un logiciel crée à cet usage, nos différentes démarches auprès des familles. A savoir les visites à domicile, les entretiens avec les familles lorsqu’on les reçoit dans nos locaux, les entretiens téléphoniques, les différents rapports que nous avons écrits... Et d’autres choses encore. Tout ce qui est noté au fil des mois devient le reflet de notre « activité », on compte le nombre de visites à domicile et tout le reste. Ce qui permet d’établir la charge de travail des différents secteurs pour une meilleure optimisation des postes de travail, dans une logique gestionnaire, comptable. On nous somme ainsi d’être rentables. Parce qu’aujourd’hui, le travail social est estimé bien trop couteux pour la société.

Mais en fait c’est quoi aujourd’hui le travail social ?

Robert CASTEL le définit ainsi : « Le social, c’est un ensemble d’actions, d’interactions non économiques, qui n’obéissent pas à la logique du marché, mais qui ont pour objectifs d’essayer de contrebalancer les effets destructeurs d’un fonctionnement automatique du marché laissé à lui-même ».

« Les effets destructeurs », nous en sommes tous les jours les témoins, parfois impuissants. Ces familles dont le nombre va toujours croissant qui vivent dans une grande précarité, et pour lesquelles l’avenir semble difficilement envisageable. Alors, pour « essayer de contrebalancer ces effets », notre accompagnement au quotidien des familles en demande d’aide devient parfois bien difficile.

Mais le travail social a d’autres ambitions, celle notamment de permettre à chacun de mieux se construire, de développer ses aptitudes, de devenir auteur, acteur de son projet de vie.

Le travail social est une activité continue, progressive. Il demande du temps. Il induit d’accepter l’inertie. Il se caractérise par des gestes, des attitudes, des attentions qui ne rentrent pas dans les grilles d’évaluations, les protocoles d’action liés aux démarches qualité. Ils sont difficilement quantifiables.

Ces dispositions sont tellement simples qu’elles se font oublier. Pourtant, elles constituent le cœur de nos métiers.

En effet qu’est ce qui permet à une personne de ne pas se décourager, s’effondrer, de continuer à chercher du sens à son existence ? Qu’est ce qui l’aide à tenir ses engagements, à venir aux rendez-vous pour espérer voir ses démarches se concrétiser ? Qu’est-ce qui fait qu’elle continue à nous ouvrir sa porte et à oser montrer comment elle vit ?

Eh bien c’est essentiellement la relation humaine que nous nous efforçons de construire, le sentiment d’être reconnu et non jugé, la relation de confiance qui s’établit peu à peu et qui demande parfois beaucoup de temps. Parce que nous nous adressons parfois à des familles blessées par tous les coups qu’elles ont reçues et qui estiment qu’il faut se méfier de tout le monde et ne faire confiance à personne.

Nous sommes plusieurs à nous inquiéter de cette évolution.
« Les logiques gestionnaires transforment en profondeur la prise en compte des personnes suivies par les services sociaux. » (Le travail social ou l’art de l’ordinaire. David PUAUD)

De nombreuses familles sont de plus et plus confrontées à la pauvreté, à la solitude, à l’isolement. Nous sommes parfois les seuls à frapper à la porte, à téléphoner, à être en lien avec ces personnes. Nous ne pouvons pas continuer à assurer ces accompagnements indispensables si nous subissons des pressions concernant nos « chiffres » et notre « activité » qui ne doivent surtout pas être en baisse.

La situation sociale actuelle demande à trouver d’autres voies, à inventer des solutions. C’est un travail qui s’élabore en équipe et avec d’autres partenaires. Il nécessite beaucoup de réflexions, il demande de bien comprendre la réalité, les besoins des personnes que nous nous efforçons de soutenir. Nous sommes dans une période extrêmement sensible où on voit certaines familles en risque de s’effondrer. Le travail social devient d’autant plus important si on veut vraiment « contrebalancer les effets destructeurs » de notre système actuel.

Il représente un coût pour la société ? Mais est-ce qu’il n’est pas aussi un de ces investissements fondamentaux, essentiels pour que la société et tous ses membres puissent continuer à vivre et à se construire le mieux possible ?

Nous souhaiterions pouvoir mieux évaluer l’impact de notre travail auprès des familles en difficulté. Nous manquons peut-être de méthodologie et d’outils performants. Mais nous sommes sûrs que ce n’est pas en comptant le nombre de visites effectuées chaque année que nous saurons comment accompagner au mieux les familles dans leur parcours.

Josiane Reymond