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Un texte de Michel Warschawski
Israël dans le contexte du “clash des civilisations”
mercredi 16 août 2006
Ce texte est celui d’une intervention faite en Juillet 2006 à Londres devant l’Islamic Human Rights Commission.
L’Etat d’Israël est le produit d’un mouvement politique, le sionisme, qui visait à offrir une solution à la "question juive" - c’est-à-dire à l’émergence de l’antisémitisme moderne en Europe à la fin du 19è siècle. "La question palestinienne" est le résultat direct du choix unilatéral de résoudre la question juive par la création d’un Etat juif en Palestine, sans prendre en compte l’existence et les droits de la population autochtone.
Un mouvement colonial pour un Etat ethnique
Le sionisme est une idéologie et un mouvement politique qui est doublement le produit de son temps, la fin du 19ème siècle et le début du 20ème :
quant à son objectif : une conception ethnique de la normalité politique et l’aspiration à créer un Etat ethnique ;
quant aux moyens pour atteindre cet objectif : la colonisation.
De ce point de vue, il serait totalement erroné de chercher les racines du sionisme dans la religion juive ou dans l’expérience juive : le sionisme est enraciné dans l’histoire politique et la philosophie moderne européenne. La religion n’a fait que procurer quelques justifications et récits à une idéologie nationaliste moderne et à un mouvement colonial.
Comme tout autre mouvement colonial, le sionisme est, dans sa nature même, unilatéral : le sort et les droits des autochtones n’ont aucune importance dans la réalisation du projet colonial. En tant que projet visant à la création d’un Etat juif - dans le sens démographique du concept, c’est-à-dire composé, autant que possible seulement de juifs - le sionisme combine des dimensions de nettoyage ethnique et d’apartheid.
Un courant marginal
Quand le sionisme a émergé dans les communautés juives d’Europe centrale et orientale, il était un phénomène marginal et le resta jusqu’en 1933. La grande majorité des juifs européens étaient soit religieux soit socialistes. Dans les deux cas, ils étaient ouvertement opposés au sionisme.
Pour les juifs religieux, l’idée de créer un mouvement politique pour mettre fin à l’exil était une sorte de blasphème : Dieu nous a expulsés de notre Terre et nous a envoyés en exil comme punition pour nos mauvais comportements ; et Dieu seul nous ramènera sur la Terre sainte. De plus, en tant que mouvement anti-religieux - pour l’essentiel -, le sionisme était perçu par les rabbins comme une menace potentielle pour leur hégémonie, en particulier les composantes socialistes.
Quant aux divers mouvements socialistes au tournant du siècle, ils étaient (à l’exception du Poalei-Zion-de- Gauche, groupusculaire) opposés au sionisme considéré soit comme un courant bourgeois, ou comme une “idéologie dérivative“ et ils soutenaient que la solution à la question juive ne se trouverait que par la démocratisation résultant d’une révolution socialiste victorieuse. Alors que quelques uns voyaient la solution à la question juive par l’assimilation dans la majorité, d’autres, comme le Bund, la prévoyaient dans l’autonomie culturelle nationale.
En Palestine même, au début de la colonisation sioniste, les pionniers n’étaient pas plus qu’un groupe d’idéalistes lunatiques, une petite minorité parmi les juifs de Palestine très largement opposés à ces intrus qu’ils percevaient comme des sortes de communautés hippies, complètement coupées de la réalité.
La contribution du nazisme
La montée du nazisme en Allemagne, puis la terreur de masse nazie dans toute l’Europe, a fourni la base matérielle de la transformation du sionisme en une option politique pensable, ayant des chances de réussir, réaliste. Cette transformation s’est établie en deux étapes, initialement dans les années 1930 puis après la guerre.
Les lois et pratiques nazies contre les juifs dans les années 1930 ont induit non seulement une immigration juive de masse en Palestine, mais une immigration dotée à la fois d’un haut niveau technologique, scientifique et intellectuel et d’un montant assez élevé de capital à investir dans l’économie et la société juives. Sur le plan à la fois quantitatif et qualitatif, la colonie juive (Yishuv) se transforma d’une communauté utopique en une réalité sociale moderne.
Après la guerre, la masse des réfugiés juifs survivants du génocide nazi a fourni non seulement un réservoir humain pour l’Etat juif en construction, mais aussi un solide argument pour la communauté internationale dans son soutien au projet sioniste d’un Etat juif qui accueillerait les centaines de milliers de survivants que l’Europe n’était pas intéressée à intégrer.
Le sort des Arabes de Palestine et de leurs droits légitimes ne pesa pas lourd dans les calculs cyniques et la mauvaise conscience de la communauté internationale, et ils devinrent les victimes des victimes de l’antisémitisme européen, tout en n’ayant participé d’aucune manière au génocide des juifs d’Europe.
Un mur de séparation
La séparation est au coeur de l’idéologie sioniste. Comme beaucoup de philosophies nationalistes de la fin du 19è siècle, le sionisme identifie normalité avec homogénéité. Une société normale est une société qui a le moins possible de minorités ; un Etat normal est un Etat ethniquement homogène.
C’est pourquoi selon le sionisme, les juifs doivent quitter l’Europe et établir leur Etat, un Etat démographiquement aussi juif que possible. C’est pourquoi un tel Etat - l’Etat d’Israël - ne pouvait être construit que par une guerre de nettoyage ethnique, expulsant la grande majorité des population arabes autochtones.
De ce point de vue, bien avant que l’actuel Mur ne soit construit, Israël s’est entouré d’un mur de séparation et d’une série de lois, règles et pratiques dont le but était de conserver la nature juive de l’Etat et de rendre aussi difficile que possible toute forme d’intégration dans l’espace environnant. La définition horriblement raciste d’Ehud Barak - "nous sommes une villa au cœur de la jungle"- (sic) - résume cette approche d’Israël comme une île de civilisation devant être protégée contre son environnement barbare.
Cette perception s’intègre dans une conception plus large de la place d’Israël dans le monde et de ses fonctions contre ceux qui sont définis comme barbares.
Un Mur contre les barbares
Depuis sa mise en place, et afin de recevoir le soutien nécessaire des grandes puissances, le sionisme a essayé de vendre à ces dernières le bénéfice de ce qu’un Etat juif pourrait leur apporter. "Un mur pour protéger la civilisation (chrétienne) contre les barbares (musulmans)" promettait Theodore Herzl aux puissances européennes ; Haim Weizman promettait quant à lui à Lord Balfour un client qui défendrait les intérêts britanniques contre les Arabes... et les Français ; "un mur d’acier que les populations natives ne pourraient briser" expliquait Zeev Jobotinsky, l’un des principaux idéologues sionistes des années 1920 ; et Gershom Shoken réadapta cette conception d’un mur dans le contexte de la guerre froide : Israël, comme protection du "monde libre" contre le communisme.
Dans la perception qu’il a de lui-même, l’Etat d’Israël est une extension du camp de la civilisation dans un environnement hostile. Dans presque toute son histoire, ce "camp de la civilisation" fut le "monde libre" conduit par les Etats-Unis d’Amérique contre le "camp communiste" et, dans une moindre mesure, contre le "Tiers-monde" et les mouvements de libération nationale dans le monde entier.
La stratégie des néo-conservateurs
Au milieu des années 1980, avec la chute de l’Union soviétique, une nouvelle stratégie globale fut élaborée pour les Etats-Unis en tant qu’unique super-puissance dans le monde. Cette stratégie était à la recherche d’un nouvel ennemi global et elle identifia cet ennemi comme "le terrorisme international", bientôt devenu synonyme de "terrorisme islamiste". Les comités d’experts et les centres de recherche qui étaient derrière la mise en œuvre de cette nouvelle stratégie - le courant néo-conservateur - étaient composés de l’aile droite des Républicains étasuniens et des théoriciens et politiciens du Likoud israélien. L’influence des partenaire israéliens était si grande que leurs collègues américains étaient souvent étiquetés comme "les Likoudniks du Parti républicain".
Parmi les néo-conservateurs, un courant transforma la (très discutable) analyse descriptive de Huntington sur le "clash des civilisations" en une stratégie basée sur une croisade sans fin de la civilisation judéo-chrétienne contre l’islam. Progressivement, les différences s’estompèrent quasi totalement entre la guerre globale préventive et sans fin contre le terrorisme (islamiste) et le clash des civilisations.
Les néo-conservateurs israéliens ont conquis le pouvoir six ans avant leur contrepartie étasunienne avec l’assassinat de Yitshak Rabin qu’ils ont largement provoquée - et ils furent capables de tester la politique et la rhétorique néo-conservatrices avant les conseillers politiques de Georges W. Bush. Les Palestiniens (et les Arabes en général) étaient désignés comme "la terreur", et le conflit israélo-arabe était défini comme une guerre permanente préventive contre la menace islamiste. Israël se percevait lui-même comme la ligne de front dans la défense de la civilisation (judéo-chrétienne) contre le terrorisme (islamiste), la guerre de destruction totale contre le peuple palestinien étant alors une nécessité pour la sauvegarde de la civilisation - et il essayait d’en convaincre le monde.
L’arrivée au pouvoir de l’administration de Bush Jr en 2001 donna pleinement légitimité et soutien à cette stratégie brutale et sanguinaire, spécialement après le 11 septembre. Et ce jusqu’à ces jours-ci.
Dans cette perspective, de la même façon que la destruction de la Palestine fait partie d’une guerre globale et permanente, le mur qui est construit au cœur de la Cisjordanie n’est pas seulement une séparation entre Israéliens et Palestiniens mais un Mur global entre le "monde civilisé" - c’est-à-dire Israël, l’Europe, l’Amérique du nord - et d’autre part les barbares - les Palestiniens, les Arabes, les musulmans, voire tous les pays du "Tiers monde".
Néo-antisémitisme, manipulations et réalités
Au début de ce siècle, une puissante campagne médiatique fut propagée en Europe autour de la prétendue montée d’un "néo-antisémitisme" de masse dans toute l’Europe, et en France en particulier par les dirigeants (minoritaires) de l’aile droite pro-israélienne de quelques communautés juives européennes.
Le fait que toutes les recherches menées par des institutions fort connues et respectées ont prouvé que la tendance générale était au contraire la diminution de l’antisémitisme en Europe et en vérité le déclin substantiel des sentiments et comportements anti-juifs n’a pas stoppé cette campagne qui n’était pas intéressée à combattre l’antisémitisme mais poursuivait trois objectifs :
faire taire quiconque osait critiquer les crimes d’Israël commis pendant cette période dans les territoires occupés, en taxant toute critique d’antisémitisme ;
délégitimer n’importe quel type d’activisme musulman ou arabe comme antisémite (l’usage du terme "néo-antisémitisme" visant à affirmer que le danger nouveau et réel n’était plus l’antisémitisme de la droite (pourtant réellement existant) mais une nouvelle judéophobie (cachée) des Musulmans et des gauchistes, déguisée en anti-sionisme voire en critique de la politique d’Israël ;
tenter de forcer les juifs de rejoindre leur tribu, puisque dans la perception néo-conservatrice du monde, chacun appartient à une tribu qui devrait rester hermétique.
De surcroît, dans toute l’Europe, les dirigeants israéliens lies à la droite israélienne, sont prêts à se présenter eux-mêmes ainsi que les communautés qu’ils prétendent - faussement - représenter, comme l’avant-garde de la croisade anti-Musulmans dans leurs pays respectifs, utilisant souvent l’antisémitisme comme l’arme centrale de telles attaques (l’affaire Tariq Ramadan en France en est un exemple classique). _ L’effet en est que certains Musulmans - notamment parmi les jeunes - commencent à percevoir les Juifs comme leurs principaux ennemis et ceux qui sont responsables de la discrimination, de l’exclusion et du racisme dont ils souffrent.
Est-ce par hasard si la plupart des idéologues de la soi-disant “civilisation judéo-chrétienne” qui poussent les Juifs à l’avant-garde de leur croisade sont bien connus pour leur antisémitisme , comme c’est le cas par exemple des fondamentalistes protestants étasuniens du Parti républicain ou certains courants de l’extrême droite catholique française ? En plaçant les Juifs sur la ligne de front de leur propre croisade, ils préparent cyniquement le terrain d’une nouvelle vague d’antisémitisme, tout en camouflant leur propre responsabilité dans le sort des minorités musulmanes opprimées dans leurs pays. Une très vieille histoire : des dirigeants juifs dans un jeu aux mains de leurs ennemis et préparant ainsi leur propre tombe...
Ta’ayush
Contre les stratégies du “clash des civilisations” visant à recoloniser me monde et établir un système globalisé d’apartheid, on doit établir, comme une priorité suprême, une contre-stratégie visant à briser les murs de l’apartheid et à construire une alliance trans-civilisationnelle. En Israël-Palestine nous le faisons sous le titre du Ta’ayush - un mot arabe signifiant "vibre ensemble" - un partenariat Juifs-Arabes visant à créer non pas une paix et coexistence illusoires, mais à les rendre possibles dans le futur en construisant une lutte commune.
Ta’ayush devrait être la bannière de tous les hommes et femmes, dans le monde entier, qui rejettent le système d’apartheid globalisé et aspirent à lutter pour établir une nouvelle ligne de clivage : non pas entre races ou religions, mais entre les croisés néo-libéraux et tous les peuples du monde, qui de Mombai à Liverpool, de Porto Alegre à Seattle, Genève, Séoul et Jenine, crient ensemble "un autre monde est possible !"
Cette lutte pour un autre monde possible sera un front trans-civilisationnel ou elle sera condamnée à l’échec. N’attendons pas qu’il soit trop tard.
Messages
1. > Israël dans le contexte du “clash des civilisations”, 17 août 2006, 09:56
Michel Warshavsky à Il Manifesto : La paix a perdu
Le journal de la gauche italienne Il Manifesto a publié le 15 août un entretien téléphonique avec Michel Warshavsky, "un des principaux représentants de la gauche radicale israélienne".
Géraldina Colotti : Vous avez été parmi les premiers israéliens à refuser de faire votre service militaire en dehors des frontières pendant la guerre au Liban en 1982, et à cause de cela, vous avez fait plusieurs fois de la prison. Quelle est votre analyse aujourd’hui ?
On ne peut pas comprendre cette guerre d’agression contre le Liban, ni l’acharnement contre les palestiniens, en particulier à Gaza, en dehors du contexte de guerre permanente et préventive intentée par les néo conservateurs de Washington au niveau mondial, et adoptée par Tel Aviv. L’objectif est d’imposer l’hégémonie nord-américaine dans la région au détriment de régimes comme la Syrie et l’Iran, et d’organisations politiques de masse comme le Hamas et le Hezbollah, désignées comme terroristes. Mais cette guerre a aussi été un laboratoire, en termes de stratégie, de tactique, et d’expérimentations d’armes qu’Israël a reçues ces dernières années de Washington : des armes inconnues, même, comme nous l’avons aussi appris, entre autres, par il manifesto.
En 1982, il y a eu une opposition forte à la guerre, en Israël. Quelle est la situation aujourd’hui ?
Aujourd’hui aussi le mouvement contre la guerre est actif, mais malheureusement minoritaire, il n’arrive pas à avoir une hégémonie. Il mobilise au maximum 5-6.000 personnes. Avec, à l’intérieur, des forces de gauche et d’extrême gauche. La majorité a moins de 25 ans. Ce sont ceux qui se sont mobilisés pendant ces dernières années contre l’occupation, qui n’ont pas cru à la propagande selon laquelle le processus de paix aurait échoué à cause du « terrorisme palestinien », qui ont compris la stratégie de néo-colonisation mise en acte par le gouvernement. Ce sont ceux qui se sont opposés à la construction du mur, à la répression dans les territoires occupés, et qui constituent aujourd’hui la colonne vertébrale du mouvement anti-guerre. Mais entre ces jeunes et ma génération, celle des militants qui se sont opposés à la guerre du Liban de 82, il y a un vide générationnel. Le mouvement contre la guerre qui était vraiment arrivé à se faire entendre en 82, puis en 88 pendant la première Intifada, soutient aujourd’hui officiellement, en grande partie, la politique gouvernementale : il soutient ce qu’il perçoit comme une guerre d’autodéfense. Le discours selon lequel il y a une menace du terrorisme islamique qui pèse sur la démocratie est désormais majoritaire, il a démoli cette
grande opposition à la guerre, son efficience et sa capacité d’hégémonie en Israël. Aujourd’hui la majorité de la société voit dans l’armée la dernière défense contre un nouveau judéicide. Certaines des plus prestigieuses unités de combat ressemblent maintenant à des escadrons de la mort, spécialisés comme pour ce qu’ils appellent les exécutions ciblées, et la demande pour en faire partie est très forte.
Pourquoi la société israélienne a-t-elle tourné le dos à la paix ? Je vous adresse une question qui revient dans tous vos derniers livres : Sur la frontière ; Israël Palestine ; A tombeau ouvert...
Depuis des années, une campagne massive est en cours en Israël pour convaincre la société que la paix est une illusion et qu’il faut revenir à ce qu’ils appellent l’esprit de 48. Une véritable contre-réforme sur tous les plans (culturel, idéologique, juridique et institutionnel), qui, après le11 septembre, a rencontré et intégré la théorie du choc des civilisations et la rhétorique de la guerre au terrorisme. Aux raisons géostratégiques de contrôles du territoire et d’annexion continue de toute la Palestine historique, s’est ajouté un autre élément : à partir du 11 septembre, même l’écrasante majorité de la gauche modérée, ce qui est chez vous le centre gauche, pense qu’il y a une menace de civilisation par des barbares, et qu’il faut se défendre. Elle se prend pour l’avant-garde de la civilisation au cœur du monde arabe, la dernière lueur au sein des barbaries : voila le discours qui est passé.
Et ne rencontre-t-il pas une attitude en miroir aussi dans certains secteurs de l’islamisme radical ?
Je ne suis pas d’accord. J’écoute avec beaucoup d’attention Nasrallah et, comme d’autres commentateurs en Israël, je constate que ses discours sont calmes et empreints d’une grande responsabilité : tout le contraire de l’Occident qui se prétend une lumière de la civilisation et qui transpire par contre la rhétorique fondamentaliste. On a l’impression d’assister à un bouleversement des valeurs : le camp laïque s’abandonne au fanatisme et le religieux qui, même s’il part d’une
conception différente, fait de tout pour ne pas faire de discours confessionnels.
Dans vos livres, vous parlez de déshumanisation des palestiniens et des arabes de la part d’Israël. Qu’entendez-vous par là ?
Il y a eu un tournant avec 11 septembre. Jusque là, les palestiniens étaient perçus comme des ennemis avec qui on avait une divergence profonde, surtout à cause de la violence, mais on pensait qu’il était possible d’affronter le problème, qu’on devait arriver à quelque tractation concrète. Le fait d’assumer le discours des néos conservateurs américains a poussé Israël à un changement qualitatif : d’ennemis qu’ils étaient, les palestiniens se sont transformés en menace. Et une menace n’est
plus identifiable en un contentieux concret et en un ennemi concret, elle plane et c’est tout, et il faut se défendre. « Israël est une maison de campagne au cœur de la jungle » a dit Ehud Barak, il y a quelques années. Est-il jamais possible d’entretenir des rapports avec la jungle ? Ce discours est dominant et guide la politique israélienne et une grande partie de l’opinion publique.
Après la disparition de l’Union Soviétique, a-t-on besoin d’un autre Empire du Mal ?
Il est évident qu’avec la disparition de l’ennemi global qui menaçait le soi disant monde libre, l’Urss, et avec l’anéantissement du processus de paix avec les palestiniens, il a fallu remplacer le vide par une menace apocalyptique. Ce n’est pas un hasard si, quand on fait référence à Al Qaeda, on parle de nébuleuse : un monstre immatériel. Une guerre, donc, qu’on ne peut jamais gagner parce que l’ennemi est un fantôme qu’on ne peut pas identifier. Sauf que la guerre est réelle et fait des désastres concrets. Et même, elle amorce un mécanisme difficilement contrôlable, capable de créer elle même la menace avant même que celle ci se présente. En Israël, ce mécanisme se greffe sur un inconscient collectif marqué par un génocide qui est encore récent, parce que 60 ans seulement sont passés ; ce qui transforme rapidement tout problème politique concret en menace existentielle. Il n’est de fait pas rationnel de croire que quelque missile du Hezbollah puisse préoccuper vraiment un grande puissance militaire comme Israël : tout au plus cela peut-il amener à une déstabilisation, mais pas menacer l’existence du peuple juif comme l’a déclaré le premier ministre israélien. Cependant, la propagande conduit à lire le présent et l’histoire comme un immense pogrom qui continue depuis des millénaires et à cause du quoi on ne peut jamais s’arrêter : une dynamique de guerre infinie. Nous sommes au bord du gouffre et nous en avons un avant-goût.
Votre livre « A tombeau ouvert. La crise de la société israélienne » est dédié à deux communistes allemands qui sont partis en Israël pour fuir le nazisme. Deux militants anti-colonialistes. Pourquoi cette génération de communistes a-t-elle échoué ?
Micha et Trude ont trouvé refuge en Palestine un peu malgré eux ; ils pensaient retourner chez eux après la libération du nazisme, mais ensuite ils sont restés. J’ai appris d’eux, qui étaient imperméables à toute forme de tribalisme, que l’internationalisme et l’engagement communiste sont une manière d’être citoyens du monde. Ils étaient des milliers les communistes qui, avant 48, se sont heurtés à une réalité coloniale qui leur laissait peu de place : ils n’étaient pas cramponnés à l’identité juive, mais ils n’étaient pas arabes. Et les arabes, en plus, les identifiaient au camp adverse. C’est la logique perverse des conflits nationaux. Tu te retrouves malgré toi dans les quartiers bombardés par les arabes, ou vice versa : il faut une grande conviction pour recevoir des bombes et dire : je suis différent de tout ça.
Tout en pensant cela vous continuez à vivre à Jérusalem. Pourquoi ?
Tout fléchissement serait une tragédie pour nos enfants. La politique de guerre des dirigeants israéliens mène à la catastrophe, et ferme les portes à toute possibilité d’une coexistence nationale avec les palestiniens. Ils nous font haïr par les arabes ; tout en vivant dans une région arabe, Israël rejette le monde arabe. Il faut être fous pour croire que nous pouvons imposer notre existence dans cette région et contre le monde arabe.
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Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio